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ÉLOGE DE M. BLAISE PASCAL,

PAR M. NICOLE'.

Quoique M. Pascal ait été généralement loué par les savants comme un homme d'un très-grand esprit, il y en a peu néanmoins qui ont bien connu quel en était le caractère et l'élévation. Ce qui faisait proprement le mérite de ce rare génie n'était pas une vaste érudition, qui est le fruit d'un travail long et pénible. C'est là le partage des savants ordinaires, mais ce ne fut pas celui de M. Pascal, qui était né plutôt pour inventer les sciences que pour les apprendre, puisqu'il tirait du riche fonds de son esprit ce que les autres sont obligés d'aller puiser dans les monuments des anciens.

Il avait une mémoire prodigieuse, mais elle consistait à retenir les choses plutôt que les paroles; en sorte qu'il disait sans s'en élever davantage, qu'il n'avait jamais rien oublié de ce qu'il avait une fois bien compris. Le mérite singulier de M. Pascal consistait donc dans l'intelligence de son esprit, qu'il avait si étendue, si claire et si vive, que l'on ne sait si en cela il a jamais eu son pareil. De là venait cette pénétration incroyable pour découvrir dans chaque objet ce qu'il renfermait de plus caché, et ce goût si délié et si exquis pour trouver la vérité, qu'elle paraissait se présenter à lui comme d'elle-même et à découvert, tandis qu'elle semblait fuir les yeux des autres. De là venait encore, soit pour parler, soit pour écrire, cette éloquence que la force et la lumière de la vérité rendaient vive et animée plutôt que le feu de la dispute. Son esprit lui fournissait une riche abondance de pensées et d'expressions choisies et pleines d'énergie; mais cette fécondité était en lui le fruit de la nature plutôt que de l'art et de l'industrie.

Ce n'est pas qu'il ne fût instruit des préceptes de l'art; mais ceux

Cet éloge, adressé à madame Périer par Nicole, est extrait dû Recueil de Pièces pour servir à l'Histoire de Port-Royal; Utrecht, 1740, 1 vol.

qu'il suivait n'étaient pas ces préceptes ordinaires qu'on trouve dans les livres de rhétorique, mais d'autres, plus ignorés et plus difficiles à découvrir, que la nature, qui n'avait rien de plus secret pour lui, lui avait dictés. C'était sur ces préceptes qu'il jugeait de ses propres écrits et de ceux des autres; en sorte que, lorsqu'il voulait user d'une rigoureuse critique, il faisait toucher au doigt une si grande quantité de défauts dans les écrits qui étaient les plus vantés pour l'élégance, que ceux même qui en avaient été les admirateurs étaient les premiers à rétracter le jugement favorable qu'ils en avaient porté. Mais cette même critique qu'il exerçait rarement sur les écrits des autres, il en faisait toujours usage à l'égard des siens, et souvent il ne faisait point difficulté de recommencer dix fois à composer de nouveau un écrit que ses amis trouvaient parfait : tant son esprit était fécond à produire toujours de nouvelles pensées, dont les dernières surpassaient toujours les premières.

Lorsqu'il n'était encore qu'enfant, il apprit sans maître, ou plutôt il inventa en quelque sorte la géométrie et les mathématiques. Il s'y rendit ensuite, dans sa jeunesse, plus habile que les plus grands maîtres, et il aurait fait de pareils progrès dans la physique s'il n'eût, dès un âge peu avancé, reconnu la vanité et abandonné l'étude de ces sortes de connaissances. Il se donna ensuite tout entier à la théologie et à la morale, ne trouvant que cette étude qui fût digne d'un chrétien et même d'un homme. Au reste, en s'y appliquant, il ne chercha ni à paraître devant les hommes ni à satisfaire sa curiosité, mais uniquement à régler sa vie et à nourrir sa piété. Il était si assidu à lire l'Écriture-Sainte qu'il la savait presque toute par cœur. L'amour de la religion donnait des forces à son corps exténué, son cœur, qui en était pénétré, faisait que son esprit ne pouvait s'appliquer à autre chose. Il n'eut pas moins d'exactitude à en remplir les devoirs que de lumière pour les découvrir; et cet homme, qui était naturellement d'un caractère bon et aimable, devint bientôt par l'infusion de la grâce un parfait chrétien.

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et

Quoique après avoir abandonné à vingt-cinq ans l'étude des lettres profanes, il en ait encore vécu quinze, à peine a-t-il joui d'une

santé supportable pendant trois ou quatre de ces années; et ce fut pendant celles-là même qu'il composa ces fameuses Lettres, où son nom à la vérité ne paraissait pas, mais sur lesquelles il n'y avait point de partage entre les savants pour savoir à qui on devait les attribuer, tant le caractère qu'elles portaient lui était propre, et inimitable à tout autre. Il méditait un ouvrage plus considérable et plus important pour l'honneur de la religion, lorsque, au grand regret de tous les gens de bien, il fut enlevé par une mort prématurée, le 19 août de l'année 1662, qui était la quarantième de son âge.

de l'édition de 1670,

CONTENANT DE QUELLE MANIÈRE CES PENSÉES ONT ÉTÉ ÉCRITES ET RECUEILLIES; CE QUI EN A FAIT RETARDER L'IMPRESSION, QUEL ÉTAIT LE DESSEIN DE M. PASCAL DANS CET OUVRAGE, ET DE QUELLE SORTE IL A PASSÉ LES DERNIÈRES ANNÉES DE SA VIE.

M. Pascal, ayant quitté fort jeune l'étude des mathématiques, de la physique et des autres sciences profanes, dans lesquelles il avait fait un si grand progrès, qu'il y a eu assurément peu de personnes qui aient pénétré plus avant que lui dans les matières particulières qu'il en a traitées, il commença, vers la trentième année de son âge, à s'appliquer à des choses plus sérieuses et plus relevées, et à s'adonner uniquement, autant que sa santé le put permettre, à l'étude de l'Écriture, des Pères, et de la Morale chrétienne.

Mais quoiqu'il n'ait pas moins excellé dans ces sortes de sciences qu'il avait fait dans les autres, comme il l'a bien fait paraître par des ouvrages qui passent pour assez achevés en leur genre, on peut dire néanmoins que, si Dieu eût permis qu'il eût travaillé quelque temps à celui qu'il avait dessein de faire sur la religion, et auquel il voulait employer tout le reste de sa vie, cet ouvrage eût beaucoup surpassé tous les autres qu'on a vus de lui, parce qu'en effet les vues qu'il avait sur ce sujet étaient infiniment au-dessus de celles qu'il avait sur toutes les autres choses.

Je crois qu'il n'y aura personne qui n'en soit facilement persuadé en voyant seulement le peu que l'on en donne à présent, quelque imparfait qu'il paraisse, et principalement sachant la manière dont il y a travaillé, et toute l'histoire du recueil qu'on en a fait. Voici comment tout cela s'est passé :

M. Pascal conçut le dessein de cet ouvrage plusieurs années avant sa mort; mais il ne faut pas néanmoins s'étonner s'il fut si longtemps sans en rien mettre par écrit : car il

avait toujours accoutumé de songer beaucoup aux choses et de les disposer dans son esprit avant que de les produire au dehors, pour bien considérer et examiner avec soin celles qu'il fallait mettre les premières ou les dernières, et l'ordre qu'il leur devait donner à toutes, afin qu'elles pussent faire l'effet qu'il désirait. Et comme il avait une mémoire excellente, et qu'on peut dire même prodigieuse, en sorte qu'il a souvent assuré qu'il n'avait jamais rien oublié de ce qu'il avait une fois bien imprimé dans son esprit; lorsqu'il s'était ainsi quelque temps appliqué à un sujet, il ne craignait pas que les pensées qui lui étaient venues lui pussent jamais échapper, et c'est pourquoi il différait assez souvent de les écrire, soit qu'il n'en eût pas le loisir, soit que sa santé, qui a presque toujours été languissante, ne fût pas assez forte pour lui permettre de travailler avec application.

C'est ce qui a été cause que l'on a perdu à sa mort la plus grande partie de ce qu'il avait déjà conçu touchant son dessein; car il n'a presque rien écrit des principales raisons dont il voulait se servir, des fondements sur lesquels il prétendait appuyer son ouvrage, et de l'ordre qu'il voulait y garder ce qui était assurément très-considérable. Tout cela était tellement gravé dans son esprit et dans sa mémoire, qu'ayant négligé de l'écrire lorsqu'il l'aurait peut-être pu faire, il se trouva, lorsqu'il l'aurait bien voulu, hors d'état d'y pouvoir du tout travailler.

Il se rencontra néanmoins une occasion, il y a environ dix ou douze ans, en laquelle on l'obligea, non pas d'écrire ce qu'il avait dans l'esprit sur ce sujet-là, mais d'en dire quelque chose de vive voix. Il le fit donc en présence et à la prière de plusieurs personnes très-considérables de ses amis. Il leur développa en peu de mots le plan de tout son ouvrage : il leur représenta ce qui en devait faire le sujet et la matière; il leur en rapporta en abrégé les raisons et les principes, et il leur expliqua l'ordre et la suite des choses qu'il y voulait traiter. Et ces personnes, qui sont aussi capables qu'on le puisse être de juger de ces sortes de choses, avouent qu'elles n'ont jamais rien entendu de plus beau, de plus fort, de plus

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