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Ce sont là les sentiments où il était pour le service du roi : aussi était-il irréconciliable avec tous ceux qui s'y opposaient; et ce qui faisait voir que ce n'était pas par tempérament ou par attachement

ses sentiments, c'est qu'il avait une douceur merveilleuse pour ceux qui l'offensaient en particulier. En sorte qu'il n'a jamais fait de différence de ceux-là d'avec les autres; et il oubliait si absolument ce qui ne regardait que sa personne, qu'on avait peine à l'en faire souvenir, et il fallait pour cela circonstancier les choses. Et, comme on admirait quelquefois cela, il disait : « Ne vous en étonnez pas, ce << n'est pas par vertu, c'est par oubli réel ; je ne m'en souviens point << du tout. » Cependant il est certain qu'on voit par là que les offenses qui ne regardaient que sa personne ne lui faisaient pas grande impression, puisqu'il les oubliait si facilement; car il avait une mémoire si excellente, qu'il disait souvent qu'il n'avait jamais rien oublié des choses qu'il avait voulu retenir.

Il a pratiqué cette douceur dans la pratique des choses désobligeantes jusqu'à la fin; car peu de temps avant sa mort, ayant été offensé dans une partie qui lui était fort sensible, par une personne qui lui avait de grandes obligations, et ayant en même temps reçu un service de cette personne, il la remercia avec tant de compliments et de civilités, qu'il en était confus. Cependant ce n'était pas par oubli, puisque c'était dans le même temps; mais c'est qu'en effet il n'avait point de ressentiment pour les offenses qui ne regardaient que sa personne.

Toutes ces inclinations dont j'ai remarqué les particularités se verront mieux en abrégé par une peinture qu'il a faite de lui-même dans un petit papier écrit de sa main en cette manière :

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« J'aime la pauvreté, parce que Jésus-Christ l'a aimée. J'aime les

biens, parce qu'ils donnent le moyen d'en assister les misérables.

« Je garde fidélité à tout le monde. Je ne rends pas le mal à ceux

qui m'en font; mais je leur souhaite une condition pareille à la << mienne, où l'on ne reçoit pas de mal ni de bien de la part des << hommes. J'essaye d'être juste, véritable, sincère et fidèle à tous les hommes, et j'ai une tendresse de cœur pour ceux que Dieu m'a

«

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« unis plus étroitement; et, soit que je sois seul ou à la vue des hommes, j'ai en toutes mes actions la vue de Dieu, qui les doit juger, et à qui je les ai toutes consacrées. Voilà quels sont mes sentiments, et je bénis tous les jours de ma vie mon Rédempteur qui les a mis en moi, et qui d'un homme plein de faiblesse, de misère, de concupiscence, d'orgueil et d'ambition, a fait un

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<< homme exempt de tous ces maux, par la force de sa grâce, à laquelle toute la gloire en est due, n'ayant de moi que la misère « et l'erreur. »

"

Il s'était ainsi dépeint lui-même, afin qu'ayant continuellement devant les yeux la voie par laquelle Dieu le conduisait, il ne pût jamais s'en détourner. Les lumières extraordinaires jointes à la grandeur de son esprit n'empêchaient pas une simplicité merveilleuse qui paraissait dans toute la suite de sa vie, et qui le rendait exact à toutes les pratiques qui regardaient la religion. Il avait un amour sensible pour tout l'office divin, mais surtout pour les petites Heures, parce qu'elles sont composées du psaume 118, dans lequel il trouvait tant de choses admirables, qu'il sentait de la délectation à le réciter. Quand il s'entretenait avec ses amis de la beauté de ce psaume, il se transportait en sorte qu'il paraissait hors de lui-même; et cette méditation l'avait rendu si sensible à toutes les choses par lesquelles on tâche d'honorer Dieu, qu'il n'en négligeait pas une. Lorsqu'on lui envoyait des billets tous les mois, comme on fait en beaucoup de lieux, il les recevait avec un respect admirable; il en récitait tous les jours la sentence; et dans les quatre dernières années de sa vie, comme il ne pouvait travailler, son principal divertissement était d'aller visiter les églises où il y avait des reliques exposées ou quelque solennité; et il avait pour cela un almanach spirituel qui l'instruisait des lieux où il y avait des dévotions particulières, et il faisait tout cela si dévotement et si simplement, que ceux qui le voyaient en étaient surpris : ce qui a donné lieu à cette belle parole d'une personne très-vertueuse et très-éclairée : « Que la grâce de << Dieu se fait connaître dans les grands esprits par les petites choses, « et dans les esprits communs par les grandes.

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Cette grande simplicité paraissait lorsqu'on lui parlait de Dieu ou de lui-même; de sorte que la veille de sa mort, un ecclésiastique qui est un homme d'une très-grande vertu l'étant venu voir, comme il l'avait souhaité, et ayant demeuré une heure avec lui, il en sortit si édifié, qu'il me disait : « Allez, consolez-vous! si Dieu l'appelle, « vous avez bien sujet de le louer des grâces qu'il lui fait; j'avais toujours admiré beaucoup de grandes choses en lui, mais je n'y « avais jamais remarqué la grande simplicité que je viens de voir; «< cela est incomparable dans un esprit tel que le sien ; je voudrais de << tout mon cœur être en sa place. »>

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M. le curé de Saint-Étienne 1, qui l'a vu dans sa maladie, y voyait la même chose, et disait à toute heure « C'est un enfant : il est humble, il est soumis comme un enfant. » C'est par cette même simplicité qu'on avait une liberté tout entière pour l'avertir de ses défauts, et il se rendait aux avis qu'on lui donnait sans résistance. L'extrême vivacité de son esprit le rendait quelquefois si impatient, qu'on avait peine à le satisfaire; mais quand on l'avertissait, ou qu'il s'apercevait qu'il avait fâché quelqu'un dans ses impatiences, il réparait incontinent cela par des traitements si doux et par tant de bienfaits, que jamais il n'a perdu l'amitié de personne par là. Je tâche tant que je puis d'abréger, sans cela j'aurais bien des particularités à dire sur chacune des choses que j'ai remarquées; mais comme je ne veux pas n'étendre, je viens à sa dernière maladie.

Elle commença par un dégoût étrange qui lui prit deux mois avant sa mort son médecin lui conseilla de s'abstenir de manger du solide, et de se purger. Pendant qu'il était dans cet état, il fit une action de charité bien remarquable. Il avait chez lui un bonhomme avec sa femme et tout son ménage, à qui il avait donné une chambre, et à qui il fournissait du bois; tout cela par charité, car il n'en tirait point d'autre service que de n'être point seul dans sa maison. Ce bonhomme avait un fils, qui étant tombé malade, en ce temps-là, de la petite vérole, mon frère, qui avait besoin de mes assistances, eut

1 C'était le père Beurrier, depuis abbé de Sainte-Geneviève

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peur que je n'eusse de l'appréhension d'aller chez lui à cause de mes enfants. Cela l'obligea à penser de se séparer de ce malade; mais comme il craignait qu'il ne fût en danger si on le transportait en cet état hors de sa maison, il aima mieux en sortir lui-même, quoiqu'il fût déjà fort mal, disant : « Il y a moins de danger pour moi dans «ce changement de demeure; c'est pourquoi il faut que ce soit moi qui quitte. » Ainsi il sortit de sa maison le 29 juin, pour venir chez nous, et il n'y rentra jamais; car trois jours après il commença d'être attaqué d'une colique très-violente, qui lui ôtait absolument le sommeil. Mais, comme il avait une grande force d'esprit et un grand courage, il endurait ses douleurs avec une patience admirable. Il ne laissait pas de se lever tous les jours, et de prendre lui-même ses remèdes, sans vouloir souffrir qu'on lui rendît le moindre service. Les médecins qui le traitaient voyaient que ses douleurs étaient considérables; mais parce qu'il avait le pouls fort bon, sans aucune altération ui apparence de fièvre, ils assuraient qu'il n'y avait aucun péril, se servant même de ces mots : « Il n'y a pas la moindre ombre « de danger. » Nonobstant ce discours, voyant que la continuation de ses douleurs et de ses grandes veilles l'affaiblissait, dès le quatrième jour de sa colique, et avant même d'être alité, il envoya querir M. le curé, et se confessa. Cela fit du bruit parmi ses amis, et en obligea quelques-uns de le venir voir, tout épouvantés d'appréhension. Les médecins mêmes en furent si surpris, qu'ils ne purent s'empêcher de le témoigner, disant que c'était une marque d'appréhension à quoi ils ne s'attendaient pas de sa part. Mon frère voyant l'émotion que cela avait causée, en fut fâché, et me dit : « J'eusse << voulu communier; mais puisque je vois qu'on est surpris de ma « confession, j'aurais peur qu'on ne le fût davantage; c'est pourquoi << il vaut mieux différer. » M. le curé ayant été de cet avis, il ne communia pas. Cependant son mal continuait; et comme M. le curé le venait voir de temps en temps par visite, il ne perdait pas une de ces occasions pour se confesser, et n'en disait rien, de peur d'effrayer le monde, parce que les médecins assuraient toujours qu'il n'y avait nul danger à sa maladie; et en effet il y eut quelque diminution en

PASCAL.

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ses douleurs, en sorte qu'il se levait quelquefois dans sa chambre. Elles ne le quittèrent jamais néanmoins tout à fait, et même elles revenaient quelquefois, et il maigrissait aussi beaucoup, ce qui n'effrayait pas beaucoup les médecins : mais, quoi qu'ils pussent dire, il dit toujours qu'il était en danger, et ne manqua pas de se confesser toutes les fois que M. le curé le venait voir. Il fit même son testament durant ce temps-là, où les pauvres ne furent pas oubliés, et il se fit violence pour ne leur pas donner davantage; car il me dit que si M. Périer eût été à Paris, et qu'il y eût consenti, il aurait disposé de tout son bien en faveur des pauvres; et enfin il n'avait rien dans l'esprit et dans le cœur que les pauvres, et il me disait quelquefois : « D'où vient que je n'ai jamais rien fait pour les pauvres,

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quoique j'aie toujours eu un si grand amour pour eux? » Je lui dis: « C'est que vous n'avez jamais eu assez de bien pour leur donner • de grandes assistances. » Et il me répondit : « Puisque je n'avais

pas de bien pour leur en donner, je devais leur avoir donné mon • temps et ma peine; c'est à quoi j'ai failli; et si les médecins disent « vrai, et si Dieu permet que je me relève de cette maladie, je suis • résolu de n'avoir point d'autre emploi ni point d'autre occupation << tout le reste de ma vie que le service des pauvres. » Ce sont les sentiments dans lesquels Dieu l'a pris.

Il joignait à cette ardente charité pendant sa maladie une patience si admirable, qu'il édifiait et surprenait toutes les personnes qui étaient autour de lui; et il disait à ceux qui lui témoignaient avoir de la peine de voir l'état où il était, que, pour lui, il n'en avait pas, et qu'il appréhendait même de guérir; et quand on lui en demandait la raison, il disait : « C'est que je connais les dangers de la santé et les << avantages de la maladie. » Il disait encore au plus fort de ses douleurs, quand on s'affligeait de les lui voir souffrir: « Ne me plaignez point; la maladie est l'état naturel des chrétiens, parce « qu'on est par là comme on devrait toujours être, dans la souffrance

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« des maux, dans la privation de tous les biens et de tous les plaisirs

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« des sens, exempt de toutes les passions qui travaillent pendant « tout le cours de la vie, sans ambition, sans avarice, dans l'attente

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