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ne me divertît du soin de ma famille, il me disait que ce n'était que manque de bonne volonté, et que comme il y a divers degrés dans cette vertu, on peut bien la pratiquer, en sorte que cela ne nuise point aux affaires domestiques. Il disait que c'était la vocation générale des chrétiens, et qu'il ne fallait point de marque particulière pour savoir si on était appelé, parce qu'il était certain que c'est sur cela que Jésus-Christ jugera le monde ; et que quand on considérait que la seule omission de cette vertu est cause de la damnation, cette seule pensée était capable de nous porter à nous dépouiller de tout si nous avions de la foi. Il nous disait encore que la fréquentation des pauvres est extrêmement utile, en ce que, voyant continuellement les misères dont ils sont accablés, et que même dans l'extrémité de leurs maladies ils manquaient des choses les plus nécessaires; qu'après cela il faudrait être bien dur pour ne pas se priver volontairement des commodités inutiles et des ajustements superflus.

Tous ces discours nous excitaient et nous portaient quelquefois à faire des propositions pour trouver des moyens pour des règlements généraux qui pourvussent à toutes les nécessités; mais il ne trouvait pas cela bon, et il disait que nous n'étions pas appelés au général, mais au particulier, et qu'il croyait que la manière la plus agréable à Dieu était de servir les pauvres pauvrement, c'est-à-dire chacun selon son pouvoir, sans se remplir l'esprit de ces grands desseins qui tiennent de cette excellence dont il blâmait la recherche en toutes choses. Ce n'est pas qu'il trouvât mauvais l'établissement des hôpitaux généraux; au contraire, il avait beaucoup d'amour pour cela, comme il l'a bien témoigné par son testament; mais il disait que ces grandes entreprises étaient réservées à de certaines personnes que Dieu destinait à cela, et qu'il conduisait quasi visiblement; mais que ce n'était pas la vocation générale de tout le monde, comme l'assistance journalière et particulière des pauvres.

Voilà une partie des instructions qu'il nous donnait pour nous porter à la pratique de cette vertu qui tenait une si grande place dans son cœur ; c'est un petit échantillon qui nous fait voir la grandeur de sa charité. Sa pureté n'était pas moindre, et il avait un si

grand respect pour cette vertu, qu'il était continuellement en garde pour empêcher qu'elle ne fût blessée ou dans lui ou dans les autres, et il n'est pas croyable combien il était exact sur ce point. J'en étais même dans la crainte; car il trouvait à redire à des discours que je faisais, et que je croyais très-innocents, et dont il me faisait ensuite voir les défauts, que je n'aurais jamais connus sans ses avis. Si je disais quelquefois que j'avais vu une belle femme, il se fâchait, et me disait qu'il ne fallait jamais tenir ce discours devant des laquais ni des jeunes gens, parce que je ne savais pas quelles pensées je pourrais exciter par là en eux. Il ne pouvait souffrir aussi les caresses que je recevais de mes enfants, et il me disait qu'il fallait les en désaccoutumer, et que cela ne pouvait que leur nuire, et qu'on leur pouvait témoigner de la tendresse en mille autres manières. Voilà les instructions qu'il me donnait là-dessus ; et voilà quelle était sa vigilance pour la conservation de la pureté dans lui et dans les autres.

Il lui arriva une rencontre, environ trois mois avant sa mort, qui en fut une preuve bien sensible, et qui fait voir en même temps la grandeur de sa charité : comme il revenait un jour de la messe de Saint-Sulpice, il vint à lui une jeune fille d'environ quinze ans, fort belle, qui lui demandait l'aumône. Il fut touché de voir cette personne exposée à un danger si évident; il lui demanda qui elle était, et ce qui l'obligeait ainsi à demander l'aumône. Et ayant su qu'elle était de la campagne et que son père était mort, et que sa mère étant tombée malade, on l'avait portée à l'Hôtel-Dieu ce jour-là même, il crut que Dieu la lui avait envoyée aussitôt qu'elle avait été dans le besoin; de sorte que dès l'heure même il la mena au séminaire, où il la mit entre les mains d'un bon prêtre, à qui il donna de l'argent, et le pria d'en prendre soin et de la mettre en quelque condition où elle pût recevoir de la conduite à cause de sa jeunesse, et où elle fût en sûreté de sa personne. Et pour le soulager dans ce soin, il lui dit qu'il lui enverrait le lendemain une femme pour lui acheter des habits et tout ce qui lui serait nécessaire pour la mettre en état de pouvoir servir une maîtresse. Le lendemain il lui envoya une femme qui travailla si bien avec ce bon prêtre, qu'après l'avoir

fait habiller, ils la mirent dans une bonne condition. Et cet ecclésiastique ayant demandé à cette femme le nom de celui qui faisait cette charité, elle lui dit qu'elle n'avait point charge de le dire, mais qu'elle le viendrait voir de temps en temps pour pourvoir avec lui aux besoins de cette fille, et il la pria d'obtenir de lui la permission de lui dire son nom : « Je vous promets, dit-il, que je n'en parlerai

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jamais pendant sa vie ; mais si Dieu permettait qu'il mourût avant « moi, j'aurais de la consolation de publier cette action; car je la << trouve si belle, que je ne puis souffrir qu'elle demeure dans l'ou« bli. » Ainsi, par cette seule rencontre, ce bon ecclésiastique, sans le connaître, jugeait combien il avait de charité et d'amour pour la pureté. Il avait une extrême tendresse pour nous; mais cette affection n'allait pas jusqu'à l'attachement. Il en donna une preuve bien sensible à la mort de ma sœur, qui précéda la sienne de dix mois. Lorsqu'il reçut cette nouvelle il ne dit rien, sinon : « Dieu nous fasse « la grâce d'aussi bien mourir ! » Et il s'est toujours depuis tenu dans une soumission admirable aux ordres de la providence de Dieu, sans faire jamais réflexion que sur les grandes grâces que Dieu avait faites à ma sœur pendant sa vie, et des circonstances du temps de sa mort; ce qui lui faisait dire sans cesse : « Bienheureux ceux qui meurent, « pourvu qu'ils meurent au Seigneur! » Lorsqu'il me voyait dans de continuelles afflictions pour cette perte que je ressentais si fort, il se fâchait, et me disait que cela n'était pas bien, et qu'il ne fallait pas avoir ces sentiments pour la mort des justes, et qu'il fallait au contraire louer Dieu de ce qu'il l'avait si fort récompensée des petits services qu'elle lui avait rendus.

C'est ainsi qu'il faisait voir qu'il n'avait nulle attache pour ceux qu'il aimait ; car s'il eût été capable d'en avoir, c'eût été sans doute pour ma sœur, parce que c'était assurément la personne du monde qu'il aimait le plus. Mais il n'en demeura pas là; car non-seulement il n'avait point d'attache pour les autres, mais il ne voulait point du tout que les autres en eussent pour lui. Je ne parle pas de ces attaches criminelles et dangereuses, car cela est grossier, et tout le monde le voit bien; mais je parle de ces amitiés les plus innocentes.

Et c'était une des choses sur laquelle il s'observait le plus régulièrement, afin de n'y point donner de sujet, et même pour l'empêcher; et comme je ne savais pas cela, j'étais toute surprise des rebuts qu'il me faisait quelquefois, et je le disais à ma sœur, me plaignant à elle que mon frère ne m'aimait pas, et qu'il semblait que je lui faisais de la peine lors même que je lui rendais mes services les plus affectionnés dans ses infirmités. Ma sœur me disait là-dessus que je me trompais, qu'elle savait le contraire; qu'il avait pour moi une affection aussi grande que je le pouvais souhaiter. C'est ainsi que ma sœur remettait mon esprit, et je ne tardais guère à en voir des preuves; car aussitôt qu'il se présentait quelque occasion où j'avais besoin du secours de mon frère, il l'embrassait avec tant de soin et de témoignage d'affection, que je n'avais pas lieu de douter qu'il ne m'aimât beaucoup; de sorte que j'attribuais au chagrin de sa maladie les manières froides dont il recevait les assiduités que je lui rendais pour le désennuyer. Et cette énigme ne m'a été expliquée que le jour même de sa mort, qu'une personne des plus considérables par la grandeur de son esprit et de sa piété, avec qui il avait eu de grandes communications sur la pratique de la vertu, me dit qu'il lui avait donné cette instruction entre autres, qu'il ne souffrît jamais de qui que ce fût qu'on l'aimât avec attachement; que c'était une faute sur laquelle on ne s'examine pas assez, parce qu'on n'en conçoit pas assez la grandeur, et qu'on ne considérait pas qu'en fomentant et souffrant ces attachements, on occupait un cœur qui ne devait être qu'à Dieu seul : que c'était lui faire un larcin de la chose du monde qui lui était la plus précieuse. Nous avons bien vu ensuite que ce principe était bien avant dans son cœur ; car, pour l'avoir toujours présent, il l'avait écrit de sa main sur un petit papier où il y avait ces mots : « Il est injuste qu'on s'attache à moi, quoiqu'on << le fasse avec plaisir et volontairement : je tromperais ceux en qui

j'en ferais naître le désir; car je ne suis la fin de personne, et << n'ai pas de quoi les satisfaire. Ne suis-je pas prêt à mourir? et << ainsi l'objet de leur attachement mourra donc. Comme je serais coupable de faire croire une fausseté, quoique je la persuadasse

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<< doucement et qu'on la crût avec plaisir, et qu'en cela on me fit

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plaisir de même je suis coupable de me faire aimer; et si j'at

<< tire les gens à s'attacher à moi, je dois avertir ceux qui seraient

prêts à consentir au mensonge, qu'ils ne le doivent pas croire, quelque avantage qu'il m'en revînt, et de même qu'ils ne doivent « pas s'attacher à moi, car il faut qu'ils passent leur vie et leurs << soins à plaire à Dieu ou à le chercher. »

Voilà de quelle manière il s'instruisait lui-même, et comme il pratiquait si bien ses instructions, que j'y avais été trompée moi-même. Par ces marques que nous avons de ses pratiques, qui ne sont venues à notre connaissance que par hasard, on peut voir une partie des lumières que Dieu lui donnait pour la perfection de la vie chrétienne.

Il avait un si grand zèle pour la gloire de Dieu, qu'il ne pouvait souffrir qu'elle fût violée en quoi que ce soit : c'est ce qui le rendait si ardent pour le service du roi, qu'il résistait à tout le monde lors des troubles de Paris, et toujours depuis il appelait des prétextes toutes les raisons qu'on donnait pour excuser cette rébellion; et il disait que «< dans un État établi en république, comme Venise, c'était « un grand mal de contribuer à y mettre un roi, et opprimer la « liberté des peuples à qui Dieu l'a donnée; mais que dans un État où la puissance royale est établie, on ne pouvait violer le respect

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qu'on lui doit que par une espèce de sacrilége, puisque c'est non« seulement une image de la puissance de Dieu, mais une partici

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pation de cette même puissance, à laquelle on ne pouvait s'op

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« poser sans résister visiblement à l'ordre de Dieu; et qu'ainsi l'on « ne pouvait assez exagérer la grandeur de cette faute, outre qu'elle « est toujours accompagnée de la guerre civile, qui est le plus grand péché que l'on puisse commettre contre la charité du prochain. Et il observait cette maxime si sincèrement, qu'il a refusé dans ce temps-là des avantages très-considérables pour n'y pas manquer. Il disait ordinairement qu'il avait un aussi grand éloignement pour ce péché-là, que pour assassiner le monde ou pour voler sur les grands chemins, et qu'enfin il n'y avait rien qui fût plus contraire à son naturel, et sur quoi il fût moins tenté.

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