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Cette rigueur qu'il exerçait sur lui-même était tirée de cette grande maxime de renoncer à tout plaisir, sur laquelle il avait fondé tout le règlement de sa vie. Dès le commencement de sa retraite, il ne Inanqua pas non plus de pratiquer exactement cette autre qui l'obligeait de renoncer à toute superfluité; car il retranchait avec tant de soin toutes les choses inutiles, qu'il s'était réduit peu à peu à n'avoir plus de tapisserie dans sa chambre, parce qu'il ne croyait pas que cela fût nécessaire; et de plus n'y étant obligé par aucune bienséance, parce qu'il n'y venait que des gens à qui il recommandait sans cesse le retranchement; de sorte qu'ils n'étaient pas surpris de ce qu'il vivait lui-même de la manière qu'il conseillait aux autres de vivre.

Voilà comme il a passé cinq ans de sa vie, depuis trente ans jusqu'à trente-cinq', travaillant sans cesse pour Dieu, pour le prochain et pour lui-même, en tâchant de se perfectionner de plus en plus; et on pouvait dire en quelque façon que c'est tout le temps qu'il a vécu, car les quatre années que Dieu lui a données après n'ont été qu'une continuelle langueur. Ce n'était pas proprement une maladie qui fût venue nouvellement, mais un redoublement de grandes indispositions où il avait été sujet dès sa jeunesse. Mais il en fut alors attaqué avec tant de violence, qu'enfin il y a succombé; et durant tout ce temps-là il n'a pu en tout travailler un instant à ce grand ouvrage qu'il avait entrepris pour la religion, ni assister les personnes qui s'adressaient à lui pour avoir des avis, ni de bouche ni par écrit, car ses maux étaient si grands, qu'il ne pouvait les satisfaire, quoiqu'il en eût un grand désir.

'C'est dans cet intervalle, en 1654, que lui arriva le malheureux accident qui opéra cette révolution dans ses idées, et détermina son amour pour la retraite et pour les pratiques les plus rigoureuses de la pénitence. Il allait se promener du côté du pont de Neuilly, dans un carrosse à quatre chevaux, suivant l'usage du temps. Quand il fut près du pont, les deux premiers chevaux prirent le mors aux dents, et se précipitèrent dans la rivière; heureusement les traits se rompirent, et la voiture resta sur les bords. La commotion subite et violente que reçut Pascal faillit lui coûter la vie, et ébranla son imagination au point que depuis cette époque crut voir un précipice ouvert à ses côtés. Mais le précipice véritable dans lequel sa raison s'était engloutie, c'était le doute sur toutes les matières métaphysiques qui occupent les âmes supérieures ; doute terrible, dont les pratiques positives du christianisme purent seules l'affranchir. (A.-M.)

Ce renouvellement de ses maux commença par un mal de dents qui lui ôta absolument le sommeil. Dans ses grandes veilles il lui vint un jour dans l'esprit, sans dessein, quelques pensées sur la proposition de la roulette. Cette pensée étant suivie d'une autre, et celle-ci d'une autre, enfin une multitude de pensées qui se succédèrent les unes aux autres lui découvrirent comme malgré lui la démonstration de toutes ces choses, dont il fut lui-même surpris '. Mais comme il y avait longtemps qu'il avait renoncé à toutes ces connaissances, il ne s'avisa pas seulement de les écrire; néanmoins en ayant parlé par occasion à une personne à qui il devait toute sorte de déférence, et par respect et par reconnaissance de l'affection dont il l'honorait, cette personne, qui est aussi considérable par sa piété que par les éminentes qualités de son esprit et par la grandeur de sa naissance, ayant formé sur cela un dessein qui ne regardait que la gloire de Dieu, trouva à propos qu'il en usât comme il fit, et qu'ensuite il le fit imprimer.

Ce fut seulement alors qu'il l'écrivit, mais avec une précipitation extrême, en huit jours; car c'était en même temps que les imprimeurs travaillaient, fournissant à deux en même temps sur deux différents traités, sans que jamais il n'en eût d'autre copie que celle qui fut faite pour l'impression : ce qu'on ne sut que six mois après que la chose fut trouvée.

Cependant ses infirmités, continuant toujours sans lui donner un seul moment de relâche, le réduisirent, comme j'ai dit, à ne pouvoir plus travailler et à ne voir quasi personne. Mais si elles l'empêchèrent de servir le public et les particuliers, elles ne furent point inutiles pour lui-même, et il les a souffertes avec tant de paix et tant

Baillet prête au travail sur la cycloïde un motif tout religieux. On croyait alors en France que l'étude des sciences naturelles, et des mathématiques surtout, menait à l'incrédulité; c'est principalement aux géomètres et aux physiciens, à ces hommes qui doivent être les plus difficiles en preuves, que Pascal destinait son ouvrage; il voulait leur prouver par la solution d'un problème vainement cherchée jusqu'à lui, que le même écrivain qui avait entrepris de les éclairer sur la foi aurait pu les instruire même dans les sciences abstraites, objet de leurs plus profondes méditations. (Voyez le récit de l'examen et du jugement des écrits envoyés pour les prix attachés à la solution des problèmes concernant la cycloïde, tome V des OEuvres de Pascal. (A.-M.)

de patience, qu'il y a sujet de croire que Dieu a voulu achever par là de le rendre tel qu'il le voulait pour paraître devant lui; car durant cette longue maladie il ne s'est jamais détourné de ses vues, ayant toujours dans l'esprit ces deux grandes maximes, de renoncer à tout plaisir et à toute superfluité. Il les pratiquait dans le plus fort de son mal avec une vigilance continuelle sur ses sens, leur refusant absolument tout ce qui leur était agréable; et quand la nécessité le contraignait à faire quelque chose qui pouvait lui donner quelque satisfaction, il avait une adresse merveilleuse pour en détourner son esprit, afin qu'il n'y prît point de part par exemple, ses continuelles maladies l'obligeant de se nourrir délicatement, il avait un soin très-grand de ne point goûter ce qu'il mangeait; et nous avons pris garde que, quelque peine qu'on prît à lui chercher quelque viande agréable, à cause des dégoûts à quoi il était sujet, jamais il n'a dit: Voilà qui est bon; et encore lorsqu'on lui servait quelque chose de nouveau selon les saisons, si l'on demandait après le repas s'il l'avait trouvé bon, il disait simplement : « Il fallait m'en avertir « devant, et je vous avoue que je n'y ai point pris garde; » et lorsqu'il arrivait que quelqu'un admirait la bonté de quelque viande en sa présence, il ne le pouvait souffrir; il appelait cela être sensuel, encore même que ce ne fût que des choses communes, parce qu'il disait que c'était une marque qu'on mangeait pour contenter le goût, ce qui était toujours mal.

Pour éviter d'y tomber, il n'a jamais voulu permettre qu'on lui fit aucune sauce ni ragoût, non pas même de l'orange et du verjus, ni rien de tout ce qui excite l'appétit, quoiqu'il aimât naturellement toutes ces choses. Et, pour se tenir dans des bornes réglées, il avait pris garde, dès le commencement de sa retraite, à ce qu'il fallait pour son estomac; et depuis cela il avait réglé tout ce qu'il devait manger en sorte que, quelque appétit qu'il eût, il ne passait jamais cela; et quelque dégoût qu'il eût, il fallait qu'il le mangeât; et lorsqu'on lui demandait la raison pourquoi il se contraignait ainsi, il répondait que c'était le besoin de l'estomac qu'il fallait satisfaire, et non pas l'appétit.

La mortification de ses sens n'allait pas seulement à se retrancher tout ce qui pouvait leur être agréable, mais encore à ne leur rien refuser, par cette raison qu'il pourrait leur déplaire, soit par sa nourriture, soit par ses remèdes. Il a pris quatre ans durant des consommés sans en témoigner le moindre dégoût; il prenait toutes les choses qu'on lui ordonnait pour sa santé sans aucune peine, quelque difficiles qu'elles fussent et lorsque je m'étonnais de ce qu'il ne témoignait pas la moindre répugnance en les prenant, il se moquait de moi, et me disait qu'il ne pouvait pas comprendre luimême comment on pouvait témoigner de la répugnance quand on prenait une médecine volontairement après qu'on avait été averti qu'elle était mauvaise, et qu'il n'y avait que la violence ou la surprise qui dussent produire cet effet. C'est en cette manière qu'il travaillait sans cesse à la mortification.

Il avait un amour si grand pour la pauvreté, qu'elle lui était toujours présente; de sorte que dès qu'il voulait entreprendre quelque chose, ou que quelqu'un lui demandait conseil, la première pensée qui lui venait en l'esprit, c'était de voir si la pauvreté pouvait être pratiquée. Une des choses sur lesquelles il s'examinait le plus, c'était cette fantaisie de vouloir exceller en tout, comme de se servir en toutes choses des meilleurs ouvriers, et autres choses semblables. Il ne pouvait encore souffrir qu'on cherchât avec soin toutes les commodités, comme d'avoir toutes choses près de soi, et mille autres choses qu'on fait sans scrupule, parce qu'on ne croit pas qu'il y ait du mal. Mais il n'en jugeait pas de même, et nous disait qu'il n'y avait rien de si capable d'éteindre l'esprit de pauvreté comme cette recherche curieuse de ses commodités, de cette bienséance qui porte à vouloir toujours avoir du meilleur et du mieux fait; et il nous disait que pour les ouvriers, il fallait toujours choisir les plus pauvres et les plus gens de bien, et non pas cette excellence qui n'est jamais nécessaire, et qui ne saurait jamais être utile. Il s'écriait quelquefois : « Si j'avais le cœur aussi pauvre que l'esprit, je serais « bien heureux, car je suis merveilleusement persuadé que la pauvreté est un grand moyen pour faire son salut. »

Cet amour qu'il avait pour la pauvreté le portait à aimer les pauvres avec tant de tendresse, qu'il n'avait jamais refusé l'aumône, quoiqu'il n'en fit que de son nécessaire, ayant peu de bien, et étant obligé de faire une dépense qui excédait son revenu, à cause de ses infirmités. Mais lorsqu'on lui voulait représenter cela, quand il faisait quelque aumône considérable, il se fâchait, et disait : « J'ai remarqué une chose, que, quelque pauvre qu'on soit, on laisse << toujours quelque chose en mourant. » Ainsi il fermait la bouche: et il a été quelquefois si avant, qu'il s'est réduit à prendre de l'argent au change, pour avoir donné aux pauvres tout ce qu'il avait, et ne voulant pas après cela importuner ses amis.

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Dès que l'affaire des carrosses' fut établie, il me dit qu'il voulait demander mille francs par avance sur sa part à des fermiers avec qui l'on traitait, si l'on pouvait demeurer d'accord avec eux, parce qu'ils étaient de sa connaissance, pour envoyer aux pauvres de Blois; et comme je lui dis que l'affaire n'était pas assez sûre pour cela, et qu'il fallait attendre à une autre année, il me fit tout aussitôt cette réponse: Qu'il ne voyait pas un grand inconvénient à cela, parce que s'il perdait, il le leur rendrait de son bien, et qu'il n'avait garde d'attendre à une autre année, parce que le besoin était trop pressant pour différer la charité. Et comme on ne s'accordait pas avec ces personnes, il ne put exécuter cette résolution, par laquelle il nous faisait voir la vérité de ce qu'il nous avait dit tant de fois, qu'il ne souhaitait avoir du bien que pour en assister les pauvres, puisqu'en même temps que Dieu lui donnait l'espérance d'en avoir, il commençait à le distribuer par avance, avant même qu'il en fût assuré.

Sa charité envers les pauvres avait toujours été fort grande; mais elle était si fort redoublée à la fin de sa vie, que je ne pouvais le satisfaire davantage que de l'en entretenir. Il m'exhortait avec grand soin depuis quatre ans à me consacrer au service des pauvres, et à y porter mes enfants. Et quand je lui disais que je craignais que cela

'Entreprise de voitures publiques, à cinq sous par place, destinées à parcourir Paris sur plusieurs grandes lignes. Cette entreprise fut autorisée par Louis XIV en janvier 1662.

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