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I

fut tellement touchée des discours de mon frère, qu'elle se résolut de renoncer à tous les avantages qu'elle avait tant aimés jusque alors, pour se consacrer à Dieu tout entière, comme elle a fait depuis, s'étant faite religieuse dans une maison très-sainte et très-austère, où elle a fait un si bon usage des perfections dont Dieu l'avait ornée, qu'on l'a trouvée digne des emplois les plus difficiles, dont elle s'est toujours acquittée avec toute la fidélité imaginable, et où elle est morte saintement, le 4 octobre 1661, âgée de trente-six ans.

Cependant mon frère, de qui Dieu se servait pour opérer tous ces biens, était travaillé par des maladies continuelles et qui allaient toujours en augmentant. Mais comme alors il ne connaissait pas d'autre science que la perfection, il trouvait une grande différence ⚫entre celle-là et celle qui avait occupé son esprit jusque alors; car, au lieu que ses indispositions retardaient les progrès des autres, celle-ci, au contraire, le perfectionnait dans ces mêmes indispositions par la patience admirable avec laquelle il les souffrait. Je me contenterai, pour le faire voir, d'en rapporter un exemple.

Il avait entre autres incommodités celle de ne pouvoir rien avaler de liquide qu'il ne fût chaud; encore ne le pouvait-il faire que goutte à goutte: mais comme il avait outre cela une douleur de tête insupportable, une chaleur d'entrailles excessive et beaucoup d'autres maux, les médecins lui ordonnèrent de se purger de deux jours l'un durant trois mois; de sorte qu'il fallut prendre toutes ces médecines, et pour cela les faire chauffer et les avaler goutte à goutte : ce qui était un véritable supplice, et qui faisait mal au cœur à tous ceux qui étaient auprès de lui, sans qu'il s'en soit jamais plaint.

La continuation de ces remèdes, avec d'autres qu'on lui fit pratiquer, lui apportèrent quelque soulagement, mais non pas une santé parfaite; de sorte que les médecins crurent que pour se rétablir entièrement il fallait qu'il quittât toute sorte d'application d'esprit, et qu'il cherchât autant qu'il pourrait les occasions de se divertir. Mon frère eut de la peine à se rendre à ce conseil, parce qu'il y voyait

'A Port-Royal.

du danger; mais enfin il le suivit, croyant être obligé de faire tout ce qui lui serait possible pour remettre sa santé, et il s'imagina que les divertissements honnêtes ne pourraient pas lui nuire, et ainsi il se mit dans le monde. Mais quoique, par la miséricorde de Dieu, il se soit toujours exempté des vices, néanmoins, comme Dieu l'appelait à une plus grande perfection, il ne voulut pas l'y laisser, et il se servit de ma sœur pour ce dessein, comme il s'était autrefois servi de mon frère lorsqu'il avait voulu retirer ma sœur des engagements où elle était dans le monde.

Elle était alors religieuse, et elle menait une vie si sainte, qu'elle édifiait toute la maison. Étant en cet état, elle eut de la peine de voir que celui à qui elle était redevable, après Dieu, des grâces dont elle jouissait, ne fût pas dans la possession de ces grâces; et comme mon frère la voyait souvent, elle lui en parlait souvent aussi, et enfin elle le fit avec tant de force et de douceur, qu'elle lui persuada ce qu'il lui avait persuadé le premier, de quitter absolument le monde ; en sorte qu'il se résolut de quitter tout à fait les conversations du monde, et de retrancher toutes les inutilités de la vie, au péril même de sa santé, parce qu'il crut que le salut était préférable à toutes choses.

Il avait pour lors trente ans, et il était toujours infirme, et c'est depuis ce temps-là qu'il a embrassé la manière de vivre où il a été jusqu'à la mort'.

Pour parvenir à ce dessein et rompre toutes ses habitudes, il changea de quartier, et fut demeurer quelque temps à la campagne ; d'où étant de retour, il témoigna si bien qu'il voulait quitter le monde, qu'enfin le monde le quitta; et il établit le règlement de sa

Il y a ici une assez longue lacune; madame Périer ne parle ni des Provinciales, qui parurent trois ans plus tard, en 1656, ni des questions proposées à Pascal par Fermat, discutées dans les lettres de ces deux grands géomètres, et qui avaient produit en 1654 le Traité du Triangle arithmétique, ouvrage très-court, mais plein d'originalité et de génie. Les problèmes dont Pascal y donne la solution consistent à sommer les nombres naturels triangulaires pyramidaux, et à trouver ainsi les sommes de leurs carrés et de toutes leurs puissances. Les formules données par Pascal ont cela d'important, qu'elles conduisent à celles du binôme de Newton, lorsque l'exposant du binôme est positif et entier. (Voyez à ce sujet l'Éloge de Pascal par Condorcet.) { A.-M. )

vie dans cette retraite sur deux maximes principales, qui furent de renoncer à tout plaisir et à toutes superfluités; et c'est dans cette pratique qu'il a passé le reste de sa vie. Pour y réussir, il commença dès lors, comme il fit toujours depuis, à se passer du service de ses domestiques autant qu'il pouvait. Il faisait son lit lui-même, il allait prendre son dîner à la cuisine et le portait à sa chambre, il le rapportait, et enfin il ne se servait de son monde que pour faire sa cuisine, pour aller en ville, et pour les autres choses qu'il ne pouvait absolument faire. Tout son temps était employé à la prière et à la lecture de l'Écriture sainte, et il y prenait un plaisir incroyable. Il disait que l'Écriture sainte n'était pas une science de l'esprit, mais une science du cœur, qui n'était intelligible que pour ceux qui ont le cœur droit, et que tous les autres n'y trouvent que de l'obscurité.

C'est dans cette disposition qu'il la lisait, renonçant à toutes les lumières de son esprit; et il s'y était si fortement appliqué, qu'il la savait toute par cœur ; de sorte qu'on ne pouvait la lui citer à faux : car lorsqu'on lui disait une parole sur cela, il disait positivement : Cela n'est pas de l'Écriture sainte; ou, Cela en est; et alors il marquait précisément l'endroit. Il lisait aussi les commentaires avec grand soin; car le respect pour la religion où il avait été élevé dès sa jeunesse était alors changé en un amour ardent et sensible pour toutes les vérités de la foi; soit pour celles qui regardent la soumission de l'esprit, soit pour celles qui regardent la pratique dans le monde, à quoi toute la religion se termine; et cet amour le portait à travailler sans cesse à détruire tout ce qui se pouvait opposer à ces vérités.

Il avait une éloquence naturelle qui lui donnait une facilité merveilleuse à dire ce qu'il voulait ; mais il avait ajouté à cela des règles dont on ne s'était pas encore avisé et dont il se servait si avantageusement, qu'il était maître de son style; en sorte que non-seulement il disait tout ce qu'il voulait, mais il le disait en la manière qu'il voulait, et son discours faisait l'effet qu'il s'était proposé. Et cette manière d'écrire naturelle, naïve et forte en même temps, lui était

PASCAL.

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si propre et si particulière, qu'aussitôt qu'on vit paraitre les Lettres au Provincial, on vit bien qu'elles étaient de lui, quelque soin qu'il ait toujours pris de le cacher, même à ses proches. Ce fut dans ce temps-là qu'il plut à Dieu de guérir ma fille d'une fistule lacrymale qui avait fait un si grand progrès dans trois ans et demi, que le pus sortait non-seulement par l'œil, mais aussi par le nez et par la bouche. Et cette fistule était d'une si mauvaise qualité, que les plus habiles chirurgiens de Paris la jugeaient incurable. Cependant elle fut guérie en un moment par l'attouchement de la sainte épine1; et ce miracle fut si authentique, qu'il a été avoué de tout le monde, ayant été attesté par de très-grands médecins et par les plus habiles chirurgiens de France, et ayant été autorisé par un jugement solennel de l'Église.

Mon frère fut sensiblement touché de cette grâce, qu'il regardait comme faite à lui-même, puisque c'était sur une personne qui, outre sa proximité, était encore sa fille spirituelle dans le baptême; et sa consolation fut extrême de voir que Dieu se manifestait si clairement dans un temps où la foi paraissait comme éteinte dans le cœur de la plupart du monde. La joie qu'il en eut fut si grande, qu'il en était pénétré; de sorte qu'en ayant l'esprit tout occupé, Dieu lui inspira une infinité de pensées admirables sur les miracles 2, qui, lui donnant de nouvelles lumières sur la religion, lui redoublèrent l'amour et le respect qu'il avait toujours eus pour elle.

Et ce fut cette occasion qui fit paraître cet extrême désir qu'il avait de travailler à réfuter les principaux et les plus faux raisonnements des athées. Il les avait étudiés avec grand soin, et avait employé tout son esprit à chercher tous les moyens de les convaincre. C'est à quoi il s'était mis tout entier. La dernière année de son travail a été tout employée à recueillir diverses pensées sur ce sujet : mais Dieu, qui lui avait inspiré ce dessein et toutes ces pensées, n'a

'Cette sainte épine est au Port-Royal du faubourg Saint-Jacques, à Paris. (Note de madame Périer.)

2 Voyez l'article sur les miracles et la lettre II de Pascal à mademoiselle de Roannez.

pas permis qu'il l'ait conduit à sa perfection, pour des raisons qui nous sont inconnues'.

Cependant l'éloignement du monde, qu'il pratiquait avec tant de soin, n'empêchait point qu'il ne vît souvent des gens de grand esprit et de grande condition qui, ayant des pensées de retraite, demandaient ses avis et les suivaient exactement, et d'autres qui étaient travaillés de doutes sur les matières de la foi, et qui, sachant qu'il avait de grandes lumières là-dessus, venaient à lui le consulter, et s'en retournaient toujours satisfaits; de sorte que toutes ces personnes, qui vivent présentement fort chrétiennement, témoignent encore aujourd'hui que c'est à ses avis et à ses conseils, et aux éclaircissements qu'il leur a donnés, qu'ils sont redevables de tout le bien qu'ils font.

Les conversations auxquelles il se trouvait souvent engagé ne laissaient pas de lui donner quelque crainte qu'il ne s'y trouvât du péril; mais, comme il ne pouvait pas aussi en conscience refuser le secours que des personnes lui demandaient, il avait trouvé un remède à cela. Il prenait dans les occasions une ceinture de fer pleine de pointes, il la mettait à nu sur sa chair; et lorsqu'il lui venait quelque pensée de vanité ou qu'il prenait quelque plaisir au lieu où il était, ou quelque chose semblable, il se donnait des coups de coude pour redoubler la violence des piqûres, et se faisait souvenir lui-même de son devoir. Cette pratique lui parut si utile, qu'il la conserva jusqu'à la mort, et même dans les derniers temps de sa vie, où il était dans des douleurs continuelles, parce qu'il ne pouvait écrire ni lire; il était contraint de demeurer sans rien faire et de s'aller promener. Il était dans une continuelle crainte que ce manque d'occupation ne le détournât de ses vues. Nous n'avons su toutes ces choses qu'après sa mort et par une personne de très-grande vertu, qui avait beaucoup de confiance en lui, à qui il avait été obligé de le dire pour des raisons qui la regardaient elle-même.

Telle est l'origine du livre que les éditeurs ont intitulé Pensées. Ces pensées étaient écrites sans ordre sur des feuilles détachées. Le manuscrit autographe est à la Bibliothèque nationale. (A.-M. )

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