Page images
PDF
EPUB

dans le temps que celui qui l'avait inventé n'avait encore que seize ans, cette circonstance ajouterait beaucoup à sa beauté ; mais comme mon frère n'a jamais eu de passion pour la réputation, il ne fit pas cas de cela, et ainsi cet ouvrage n'a jamais été imprimé'.

Durant tous ces temps-là il continuait toujours d'apprendre le latin et le grec; et outre cela, pendant et après le repas, mon père l'entretenait tantôt de la logique, tantôt de la physique et des autres parties de la philosophie; et c'est tout ce qu'il en a appris, n'ayant jamais été au collége ni eu d'autres maîtres pour cela non plus que pour le reste. Mon père prenait un plaisir tel qu'on le peut croire de ces grands progrès que mon frère faisait dans toutes les sciences, mais il ne s'aperçut pas que les grandes et continuelles applications dans un âge si tendre pouvaient beaucoup intéresser sa santé; et, en effet, elle commença d'être altérée dès qu'il eut atteint l'âge de dix-huit ans. Mais comme les incommodités qu'il ressentait alors n'étaient pas encore dans une grande force, elles ne l'empêchèrent, pas de continuer toujours dans ses occupations ordinaires; de sorte. que ce fut en ce temps-là et à l'âge de dix-huit ans qu'il inventa cette machine d'arithmétique par laquelle on fait non-seulement toutes sortes de supputations sans plume et sans jetons; mais on les fait même sans savoir aucune règle d'arithmétique, et avec une sûreté infaillible.

Cet ouvrage a été considéré comme une chose nouvelle dans la nature, d'avoir réduit en machine une science qui réside tout entière dans l'esprit, et d'avoir trouvé le moyen d'en faire toutes les opérations avec une entière certitude, sans avoir besoin de raisonnement. Ce travail le fatigua beaucoup, non pas pour la pensée ou pour le mouvement, qu'il trouva sans peine, mais pour faire comprendre aux ouvriers toutes ces choses. De sorte qu'il fut deux ans à le mettre dans cette perfection où il est à présent 2.

Ce Traité des Sections coniques étonna Descartes lui-même; ce philosophe s'obstina à le regarder comme l'ouvrage des maîtres de Pascal, ne pouvant croire qu'un enfant de scize ans en fût l'auteur. (A.-M. )

2 La sœur de Pascal oublie ici une aventure singulière, et qui est cependant la préface indispensable de l'invention du jeune géomètre. En 1638, le gouvernement

Mais cette fatigue et la délicatesse où se trouvait sa santé depuis quelques années le jetèrent dans des incommodités qui ne l'ont plus quitté; de sorte qu'il nous disait quelquefois que depuis l'âge de dix-huit ans il n'avait pas passé un jour sans douleur. Ces incommodités néanmoins n'étant pas toujours dans une égale violence, dès qu'il avait un peu de repos et de relâche, son esprit se portait incontinent à chercher quelque chose de nouveau.

Ce fut dans ce temps-là, et à l'âge de vingt-trois ans, qu'ayant vu l'expérience de Toricelli, il inventa ensuite et exécuta les autres expériences qu'on nomme ses expériences: celle du vide, qui prouvait si clairement que tous les effets qu'on avait attribués jusque là à l'horreur du vide sont causés par la pesanteur de l'air'. Cette

ayant ordonné des retranchements sur les rentes de l'Hôtel-de-Ville de Paris, Étienne Pascal prit parti contre cette mesure spoliatrice, et l'ordre fut donné par le cardinal de Richelieu de l'enfermer à la Bastille. Instruit à temps, il se déroba à la colère du ministre, et s'enfuit en Auvergne. Vers cette époque, la duchesse d'A¡guillon voulut faire représenter devant le cardinal une pièce de Scudéri, intitulée: l'Amour tyrannique, et jeta les yeux, pour l'un des rôles, sur Jacqueline Pascal, sœur cadette de Blaisc. La pièce fut représentée le 3 avril 1639, et la jeune fille s'acquitta si bien de son rôle, que le cardinal de Richelieu lui accorda la grâce de son père, qu'elle avait osé lui demander dans une supplique en vers. Bien plus, le ministre voulut voir le coupable, et, frappé de ses vastes connaissances, il résolut de l'employer, et lui accorda peu de temps après l'intendance de Rouen. Dans l'exercice de cet emploi, qu'il remplit pendant sept années, Étienne Pascal apprit à son fils les opérations de calcul, et ce fut dans l'intention d'abréger ce travail, que l'enfant inventa la machine arithmétique. La combinaison et l'exécution de cette machine, qui exécute mécaniquement tous les calculs, sans autre secours que ceux des yeux et de la main, lui donnèrent des peines incroyables, et finirent par altérer sa santé. Étonné de cette découverte, le célèbre Leibnitz voulut encore la perfectionner; mais de nos jours, en Angleterre, un célèbre mécanicien, nommé Babbage, suivant toujours la même idée, est parvenu à composer une machine mathématique qui résout les problèmes les plus compliqués, et calcule, comme un géomètre, le mouvement des astres et le retour des éclipses. Ainsi l'invention de Pascal a été le point de départ de cette invention prodigieuse. Nous remarquerons que la plupart des découvertes de Pascal avaient un but d'utilité générale. Ainsi il inventa la brouette, autrement nommée vinaigrette, ou chaise roulante, trainée à bras d'homme, et le haquet, ou charrette à longs brancards, qui est une heureuse combinaison du levier et du plan incliné (A.-M.)

La pesanteur de l'air fut démontrée par l'ingénieuse expérience du baromètre, sur le Puy-de-Dôme, expérience faite le 19 septembre 1646. Baillet accuse Pascal d'ingratitude envers Descartes, et même de plagiat, à propos de cette expérience; mais Baillet a tort, ce qui lui arrive assez souvent. Voici en quelques mots toute l'histoire de cette découverte. Galilée soupçonne la pesanteur de l'air, et le premier nie l'horreur du vide; Toricelli conjecture qu'elle produit la suspension de

occupation fut la dernière où il appliqua son esprit pour les sciences humaines; et quoiqu'il ait inventé la roulette après, cela ne contredit point à ce que je dis; car il la trouva sans y penser, et d'une manière qui fait bien voir qu'il n'y avait pas d'application, comme je dirai dans son lieu.

Immédiatement après cette expérience, et lorsqu'il n'avait pas encore vingt-quatre ans, la Providence ayant fait naître une occasion qui l'obligea de lire des écrits de piété, Dieu l'éclaira de telle sorte, par cette lecture, qu'il comprit parfaitement que la religion chrétienne nous oblige à ne vivre que pour Dieu, et à n'avoir point d'autre objet que lui; et cette vérité lui parut si évidente, si nécessaire et si utile, qu'il termina toutes ses recherches, de sorte que dès ce temps-là il renonça à toutes les autres connaissances pour s'appliquer uniquement à l'unique chose que Jésus-Christ appelle nécessaire.

Il avait été jusque alors préservé, par une protection de Dieu particulière, de tous les vices de la jeunesse ; et, ce qui est encore plus étrange à un esprit de cette trempe et de ce caractère, il ne s'était jamais porté au libertinage pour ce qui regarde la religion, ayant toujours borné sa curiosité aux choses naturelles. Il m'a dit plusieurs fois qu'il joignait cette obligation à toutes les autres qu'il avait à mon père, qui, ayant lui-même un très-grand respect pour la religion, le lui avait inspiré dès l'enfance, lui donnant pour maximes que tout ce qui est l'objet de la foi ne le saurait être de la raison, et beaucoup moins y être soumis. Ces maximes, qui lui étaient souvent réitérées par un père pour qui il avait une très-grande estime, et en qui il voyait une grande science accompagnée d'un raisonnement fort net et fort puissant, faisaient une si grande impression sur son esprit, que, quelques discours qu'il entendît faire aux liber

l'eau dans les pompes à une élévation de trente-deux pieds; enfin Pascal convertit toutes les conjectures en démonstration, en imaginant l'expérience du Puy-deDôme, moyen neuf et décisif, qui ne laissa plus aucun doute sur la pesanteur de l'air. Les deux traités de Pascal sur l'Équilibre des liqueurs et sur la Pesanteur de la masse de l'air furent achevés en l'année 1653; mais ils ne furent imprimés pour la première fois qu'en 1663, un au après la mort de l'auteur. (A.-M. )

tins, il n'en était nullement ému; et quoiqu'il fût fort jeune, il les regardait comme des gens qui étaient dans ce faux principe, que la raison humaine est au-dessus de toutes choses, et qui ne connaissaient pas la nature de la foi. Et ainsi cet esprit si grand, si vaste et si rempli de curiosités, qui cherchait avec tant de soin la cause et la raison de tout, était en même temps soumis à toutes les choses de la religion comme un enfant ; et cette simplicité a régné en lui toute sa vie. De sorte que, depuis même qu'il se résolut de ne plus faire d'autre étude que celle de la religion, il ne s'est jamais appliqué aux questions curieuses de la théologie, et il a mis toute la force de son esprit à connaître et à pratiquer la perfection de la morale chrétienne, à laquelle il a consacré tous les talents que Dieu lui avait donnés n'ayant fait autre chose dans tout le reste de sa vie que méditer la loi de Dieu jour et nuit.

[ocr errors]

Mais quoiqu'il n'eût pas fait une étude particulière de la scolastique, il n'ignorait pourtant pas les décisions de l'Église contre les hérésies qui ont été inventées par la subtilité de l'esprit; et c'est contre ces sortes de recherches qu'il était le plus animé, et Dieu lui donna dès ce temps-là une occasion de faire paraître le zèle qu'il avait pour la religion.

Il était alors à Rouen, où mon père était employé pour le service du roi ; et il y avait aussi en ce même temps un homme qui enseignait une nouvelle philosophie, qui attirait tous les curieux. Mon frère ayant été pressé d'y aller par deux jeunes hommes de ses amis, il y fut avec eux; mais ils furent bien surpris, dans l'entretien qu'ils eurent avec cet homme, qu'en leur débitant les principes de sa philosophie, il en tirait des conséquences sur des points de foi contraires aux décisions de l'Église. Il prouvait par ses raisonnements que le corps de Jésus-Christ n'était pas formé du sang de la sainte Vierge, mais d'une autre matière créée exprès, et plusieurs autres choses semblables. Ils voulurent le contredire, mais il demeura ferme dans ce sentiment. De sorte qu'ayant considéré entre eux le danger qu'il y avait de laisser la liberté d'instruire la jeunesse à un homme qui avait des sentiments erronés, ils résolurent de l'avertir

premièrement, et puis de le dénoncer s'il résistait à l'avis qu'on lui donnait. La chose arriva ainsi, car il méprisa cet avis; de sorte qu'ils crurent qu'il était de leur devoir de le dénoncer à M. du Bellay, qui faisait pour lors les fonctions épiscopales dans le diocèse de Rouen, par commission de M. l'archevêque. M. du Bellay envoya querir cet homme, et, l'ayant interrogé, il fut trompé par une profession de foi équivoque qu'il lui écrivit et signa de sa main, faisant d'ailleurs peu de cas d'un avis de cette importance qui lui était donné par trois jeunes hommes.

Cependant, aussitôt qu'ils virent cette confession de foi, ils connurent ce défaut, ce qui les obligea d'aller trouver à Gaillon M. l'archevêque de Rouen, qui, ayant examiné toutes ces choses, les trouva si importantes, qu'il écrivit une patente à son conseil, et donna un ordre exprès à M. du Bellay de faire rétracter cet homme sur tous les points dont il était accusé, et de ne recevoir rien de lui que par la communication de ceux qui l'avaient dénoncé. La chose fut exécutée ainsi, et il comparut dans le conseil de M. l'archevêque, et renonça à tous ses sentiments; et on peut dire que ce fut sincèrement, car il n'a jamais témoigné de fiel contre ceux qui lui avaient causé cette affaire ce qui fait croire qu'il était lui-même trompé par les fausses conclusions qu'il tirait de ses faux principes. Aussi était-il bien certain qu'on n'avait eu en cela aucun dessein de lui nuire, ni d'autre vue que de le détromper par lui-même, et l'empêcher de séduire les jeunes gens qui n'eussent pas été capables de discerner le vrai d'avec le faux dans des questions si subtiles. Ainsi cette affaire se termina doucement; et mon frère continuant de chercher de plus en plus le moyen de plaire à Dieu, cet amour de la perfection chrétienne s'enflamma de telle sorte dès l'âge de vingt-quatre ans, qu'il se répandait sur toute la maison. Mon père même, n'ayant pas de honte de se rendre aux enseignements de son fils, embrassa pour lors une manière de vie plus exacte, par la pratique continuelle des vertus jusqu'à sa mort, qui a été tout à fait chrétienne; et ma sœur, qui avait des talents d'esprit tout extraordinaires, et qui était dès son enfance dans une réputation où peu de filles parviennent,

« PreviousContinue »