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ARTICLE VI.

IMAGE D'UN HOMME QUI S'EST LASSÉ DE CHERCHER DIEU PAR LE SEUL RAISONNEMENT, ET QUI COMMENCE A LIRE L'ÉCRITURE.

1.

En voyant l'aveuglement et la misère de l'homme. en regardant tout l'univers muet, et l'homme sans lumière, abandonné à lui-même, et comme égaré dans ee recoin de l'univers, sans savoir qui l'y a mis, ce qu'il y est venu faire, ce qu'il deviendra en mourant, incapable de toute connaissance, j'entre en effroi comme un homme qu'on aurait porté endormi dans une île déserte et effroyable, et qui s'éveillerait sans connaître où il est, et sans moyen d'en sortir. Et sur cela j'admire comment on n'entre pas en désespoir d'un si misérable état. Je vois d'autres personnes auprès de moi, d'une semblable nature je leur demande s'ils sont mieux instruits que moi, ils me disent que non ; et sur cela, ces misérables égarés ayant regardé autour d'eux, et ayant vu quelques objets plaisants, s'y sont donnés et s'y sont attachés. Pour moi, je n'ai pu y prendre d'attache, et, considérant combien il y a plus d'apparence qu'il y a autre chose que ce que je vois, j'ai recherché si ce Dieu n'aurait point laissé quelque marque en soi.

Je vois des foisons de religions en plusieurs endroits du monde, et dans tous les temps. Mais elles n'ont ni la morale qui peut me plaire, ni les preuves qui peuvent m'arrêter. Et ainsi j'aurais refusé également la religion de Mahomet, et celle de la Chine, et celle des anciens Romains, et celle des Égyptiens, par cette seule raison que l'une n'ayant pas plus de marques de vérité que l'autre, ni rien qui déterminât nécessairement, la rai

son ne peut pencher plutôt vers l'une que vers l'autre. Mais, en considérant ainsi cette inconstante et bizarre variété de mœurs et de créance dans les divers temps, je trouve en un coin du monde un peuple particulier, séparé de tous les autres peuples de la terre, le plus ancien de tous, et dont les histoires précèdent de plusieurs siècles les plus anciennes que nous ayons. Je trouve donc ce peuple grand et nombreux, sorti d'un seul homme, qui adore un seul Dieu, et qui se conduit par une loi qu'ils disent tenir de sa main. Ils soutiennent qu'ils sont les seuls du monde auxquels Dieu a révélé ses mystères ; que tous les hommes sont corrompus et dans la disgrâce de Dieu; qu'ils sont tous abandonnés à leur sens et à leur propre esprit, et que de là viennent les étranges égarements et les changements continuels qui arrivent entre eux, et de religions et de coutumes; au lieu qu'ils demeurent inébranlables dans leur conduite: mais que Dieu ne laissera pas éternellement les autres peuples dans ces ténèbres; qu'il viendra un libérateur pour tous; qu'ils sont au monde pour l'annoncer; qu'ils sont formés exprès pour être les avant-coureurs et les hérauts de ce grand avénement, et pour appeler tous les peuples à s'unir à eux dans l'attente de ce libérateur.

It.

La rencontre de ce peuple m'étonne, et me semble digne de l'attention.

Je considère cette loi qu'ils se vantent de tenir de Dieu, et je la trouve admirable; c'est la première loi de toutes, et de telle sorte qu'avant même que le mot loi fût en usage parmi les Grecs, il y avait près de mille ans qu'ils l'avaient reçue et observée sans interruption. Ainsi je trouve étrange que la première loi du monde se rencontre aussi la plus parfaite, en sorte que les plus

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PENSÉES DE PASCAL.

grands législateurs en ont emprunté les leurs, comme il paraît par la loi des XII Tables d'Athènes, qui fut ensuite prise par les Romains, et comme il serait aisé de le montrer, si Josèphe et d'autres n'avaient assez traité cette matière.

Dans cette recherche, le peuple juif attire d'abord mon attention par quantité de choses admirables et singulières qui y paraissent.

Je vois que c'est un peuple tout composé de frères ; et, au lieu que tous les autres sont formés de l'assemblage d'une infinité de familles, celui-ci, quoique si étrangement abondant, est tout sorti d'un seul homme; et, étant ainsi tous une même chair et membres les uns des autres, ils composent un puissant État d'une seule famille. Cela est unique.

Cette famille ou ce peuple est le plus ancien qui soit en la connaissance des hommes: ce qui me semble devoir lui attirer une vénération particulière, et principalement dans la recherche que nous faisons, puisque, si Dieu s'est de tout temps communiqué aux hommes, c'est à ceux-ci qu'il faut recourir pour en savoir la tradition.

Ce peuple n'est pas seulement considérable par son antiquité, mais il est encore singulier en sa durée, qui a toujours continué depuis son origine jusque maintenant; car, au lieu que les peuples de Grèce et d'Italie, de Lacédémone, d'Athènes, de Rome, et les autres qui sont venus si longtemps après, ont fini il y a si longtemps, ceux-ci subsistent toujours; et, malgré les entreprises de tant de puissants rois qui ont cent fois essayé de les faire périr, comme les historiens le témoignent, et comme il est aisé de le juger par l'ordre naturel des choses, pendant un si long espace d'années ils ont toujours été conservés néanmoins; et s'étendant depuis les

premiers temps jusques aux derniers, leur histoire enferme dans sa durée celle de toutes nos histoires.

La loi par laquelle ce peuple est gouverné est tout ensemble la plus ancienne loi du monde, la plus parfaite et la seule qui ait toujours été gardée sans interruption dans un État. C'est ce que Josèphe montre admirablement contre Appien, et Philon, juif, en divers lieux, où ils font voir qu'elle est si ancienne, que le nom même de loi n'a été connu des plus anciens que plus de mille ans après; en sorte qu'Homère, qui a traité de l'histoire de tant d'États, ne s'en est jamais servi. Et il est aisé de juger de sa perfection par la simple lecture, où l'on voit qu'on a pourvu à toutes choses avec tant de sagesse, tant d'équité, tant de jugement, que les plus anciens législateurs grecs et romains, en ayant eu quelque lumière, en ont emprunté leurs principales lois; ce qui paraît par celle qu'ils appellent des Douze Tables, et par les autres preuves que Josèphe en donne.

Mais cette loi est en même temps la plus sévère et la plus rigoureuse de toutes, en ce qui regarde le culte de leur religion, obligeant ce peuple, pour le retenir dans son devoir, à mille observations particulières et pénibles, sur peine de la vie. De sorte que c'est une chose bien étonnante qu'elle se soit toujours conservée constamment durant tant de siècles par un peuple rebelle et impatient comme celui-ci, pendant que tous les autres États ont changé de temps en temps leurs lois, quoique tout autrement faciles [à observer].

Le livre qui contient cette loi, la première de toutes, est lui-même le plus ancien livre du monde, ceux d'Homère, d'Hésiode et les autres n'étant que six ou sept cents ans depuis.

III.

Ils portent avec amour et fidélité le livre où Moïse

déclare qu'ils ont été ingrats envers Dieu toute leur vie, ́et qu'il sait qu'ils le seront encore plus après sa mort ; mais qu'il appelle le ciel et la terre à témoin contre eux, et qu'il le leur a enseigné assez. Il déclare qu'enfin Dieu, s'irritant contre eux, les dispersera parmi tous les peuples de la terre; que, comme ils l'ont irrité en adorant les dieux qui n'étaient point leur Dieu, de même il les provoquera en appelant un peuple qui n'est point son peuple, et veut que toutes ses paroles soient conservées éternellement et que son livre soit mis dans l'arche de l'alliance pour servir à jamais de témoin contre eux. Isaïe dit la même chose, xxx, 8.

Cependant ce livre, qui les déshonore en tant de façons, ils le conservent aux dépens de leur vie. C'est une sincérité qui n'a point d'exemple dans le monde, ni sa racine dans la nature.

IV.

Il y a bien de la différence entre un livre que fait un particulier et qu'il jette dans le peuple, et un livre qui fait lui-même un peuple. On ne peut douter que le livre ne soit aussi ancien que le peuple.

Toute histoire qui n'est pas contemporaine est suspecte; ainsi les livres des Sibylles et de Trismégiste et tant d'autres qui ont eu crédit au monde sont faux et se trouvent faux à la suite des temps. Il n'en est pas ainsi des auteurs contemporains.

V.

Qu'il y a de différence d'un livre à un autre ! Je ne m'étonne pas de ce que les Grecs ont fait l'Iliade, ni les Égyptiens et les Chinois leurs histoires. Il ne faut que voir comment cela est né.

Ces historiens fabuleux ne sont pas contemporains des choses dont ils écrivent. Homère fait un roman qu'il donne pour tel : car personne ne doutait que Troie

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