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CINQUIEME SOIR.

Que les Etoiles fixes sont autant de Soleils, dont chacun éclaire un monde.

LA

A Marquise sentit une vraie impatience de savoir ce que les étoiles fixes deviendraient. Seront-elles habitées comme les planètes? me dit-elle. Ne le seront-elles pas? Enfin qu'en ferons-nous? Vous le devineriez peut-être, si vous en aviez bien envie, répondis-je. Les étoiles fixes ne sauraient être moins éloignées de la terre, que de vingt-sept mille six cent soixante fois la distance d'ici au soleil, qui est de trente-trois millions de lieues; et si vous fàchiez un astronome, il les mettrait encore plus loin. La distance du soleil à saturne, qui est la planète la plus éloignée, n'est que de trois cent trente millions de lieues; ce n'est rien par rapport à la distance du soleil ou de la terre aux étoiles fixes, et on ne prend pas la peine de la compter. Leur lumière, comme vous voyez, est assez vive et assez éclatante. Si elles la recevaient du soleil, il faudrait qu'elles la reçussent déjà bien faible, après un si épouvantable trajet; il faudrait que par une réflexion qui l'affaiblirait encore beaucoup, elles nous la renvoyassent à cette même distance. Il serait impossible qu'une lumière qui aurait essuyé une réflexion, et fait deux fois un semblable chemin, eût celte force et cette vivacité qu'a celle des étoiles fixes. Les voilà

donc lumineuses par elles-mêmes, et toutes, en un mot, autant de soleils.

Ne me trompé-je point, s'écria la Marquise, ou si je vois où vous me voulez mener ? M'allez-vous dire : Les étoiles fixes sont autant de soleils, notre soleil est le centre d'un tourbillon qui tourne autour de lui; pourquoi chaque étoile fixe ne serait-elle pas aussi le centre d'un tourbillon qui aura un mouvement autour d'elle? Notre soleil a des planètes qu'il éclaire; pourquoi chaque étoile n'en aurait-elle pas aussi qu'elle éclairera ? Je n'ai à vous répondre, lui dis-je, que ce que répondit Phèdre à Enone: C'est toi qui l'as nommé.

Mais, reprit-elle, voilà l'univers si grand que je m'y perds; je ne sais plus où je suis, je ne suis plus rien. Quoi, tout sera divisé en tourbillons jetés confusément les uns parmi les autres! Chaque étoile sera le centre d'un tourbillon, peut-être aussi grand que celui où nous sommes ! Tout cet espace immense qui comprend notre soleil et nos planètes, ne sera qu'une petite parcelle de l'univers ! Autant d'espaces pareils que d'étoiles fixes ! Cela me confond, me trouble, m'épouvante. Et moi, répondis-je, cela me met à mon aise. Quand le ciel n'était que cette voûte bleue où les étoiles étaient clouées, l'univers me paraissait petit et étroit, je m'y sentais comme oppressé. Présentement qu'on a donné infiniment plus d'étendue et de profondeur à cette voûte, en la partageant en mille et mille tourbillons, il me semble que je respire avec plus de liberté, et que je suis dans un plus grand air, et assuré

PLURAL. DES MONDES.

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ment l'univers a toute une autre magnificence. La nature n'a rien épargné en le produisant; elle a fait une profusion de richesses tout-à-fait digne d'elle. Rien n'est si beau à se représenter que ce nombre prodigieux de tourbillons, dont le milieu est occupé par un soleil qui fait tourner des planètes autour de lui. Les habitans d'une planète d'un de ces tourbillons infinis, voient de tous côtés les soleils des tourbillons dont ils sont environnés ; mais ils n'ont garde d'en voir les planètes, qui, n'ayant qu'une lumière faible, empruntée de leur soleil, ne la poussent point au-delà de leur monde.

Vous m'offrez, dit-elle, une espèce de perspective si longue, que la vue n'en peut attraper le bout. Je vois clairement les habitans de la terre; ensuite vous me faites voir ceux de la lune et des autres planètes de notre tourbillon assez clairement à la vérité, mais moins que ceux de la terre: après eux viennent les habitans des planètes des autres tourbillons. Je vous avoue qu'ils sont tout-à-fait dans l'enfoncement, et que quelque effort que je fasse pour les voir, je ne les aperçois presque point. Et en effet, ne sont-ils pas presque anéantis par l'expression même dont vous êtes obligé de vous servir en parlant d'eux? Il faut que vous les appelliez les habitans d'une des planètes de l'un de ces tourbillons dont le nombre est infini. Nous-mêmes, à qui la même expression convient, avouez que vous ne sauriez presque plus nous démêler au milieu de tant de mondes. Pour moi, je commence à voir la terre si effroyablement petite, que je ne crois pas avoir

désormais d'empressement pour aucune chose. Assurément, si on a tant d'ardeur de s'agrandir, si on fait desseins sur desseins, si on se donne tant de peine, c'est que l'on ne connaît

pas

les tourbillons. Je prétends bien que ma paresse profite de mes nouvelles lumières; et quand on me reprochera mon indolence, je répondrai: Ah! si vous saviez ce que c'est que les étoiles fixes ! Il faut qu'Alexandre ne l'ait pas su, répliquai-je, car un certain auteur qui tient que la lune est habitée, dit fort sérieusement qu'il n'était pas possible qu'Aristote ne fût dans une opinion si raisonnable, (comment une vérité eût-elle échappé à Aristote) mais qu'il n'en voulut rien dire, de peur de fâcher Alexandre, qui eût été au désespoir de voir un monde qu'il n'eût pas pu conquérir. A plus forte raison lui eût-on fait mystère des tourbillons des étoiles fixes, quand on les eût connus en ce temps-là; c'eût été faire trop mal sa cour que de lui en parler. Pour moi qui les connais, je suis bien fàché de ne pouvoir tirer d'utilité de la connaissance que j'en ai. Ils ne guérissent tout au plus, selon votre raisonnement, que de l'ambition et de l'inquiétude, et je n'ai point ces maladieslà. Un peu de faiblesse pour ce qui est beau, voilà mon mal, et je ne crois pas que les tourbillons y puissent rien. Les autres mondes vous rendent celui-ci petit, mais ils ne vous gâtent point de beaux yeux ou une belle bouche: cela vaut toujours son prix en dépit de tous les mondes possibles.

C'est une étrange chose que l'amour, répon

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dit-elle en riant; il se sauve de tout, et il n'y a point de système qui lui puisse faire du mal. Mais aussi parlez-moi franchement, votre système est-il bien vrai? Ne me déguisez rien, je vous garderai le secret. Il me semble qu'il n'est appuyé que sur une petite convenance bien légère. Une étoile fixe est lumineuse d'elle-même comme le soleil, par conséquent il faut qu'elle soit comme le soleil, le centre et l'âme d'un monde, et qu'elle ait ses planètes qui tournent autour d'elle. Cela est-il d'une nécessité bien absolue? Ecoutez, Madame, répondis-je, puisque nous sommes en humeur de mêler toujours des folies de galanterie à nos discours les plus sérieux, les raisonnemens de mathématique sont faits comme l'amour. Vous ne sauriez accorder si peu de chose à un amant, que bientôt après il ne faille lui en accorder davantage, et à la fin cela va loin. De même accordez à un mathématicien le moindre principe, il va vous en tirer une conséquence qu'il faudra que vous lui accordiez aussi; et de cette conséquence encore une autre ; et malgré vousmême il vous mène si loin, qu'à peine pouvezvous le croire. Ces deux sortes de gens-là prennent toujours plus qu'on ne leur donne. Vous convenez que quand deux choses sont semblables en tout ce qui me paraît, je les puisse croire aussi semblables en ce qui ne me paraît point, s'il n'y a rien d'ailleurs qui m'en empêche. De là j'ai tiré que la lune était habitée, parce qu'elle ressemble à la terre; les autres planètes, parce qu'elles ressemblent à la lune. Je trouve que les étoiles fixes ressemblent à

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