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ser le tronc d'un gros arbre avec des pierres tranchantes, ils se mettaient sur la mer dans ce tronc, et allaient terre à terre portés par le vent et par les flots. Mais comme ce vaisseau était sujet à être souvent renversé, il fallait qu'ils se missent aussitôt à la nage pour le rattraper, et, à proprement parler, ils nageaient toujours, hormis le temps qu'ils se délassaient. Qui leur eût dit qu'il y avait une sorte de navigation incomparablement plus parfaite, qu'on pouvait traverser cette étendue infinie d'eau de tel côté et de tel sens qu'on voulait, qu'on s'y pouvait arrêter sans mouvement au milieu des flots émus, qu'on était maître de la vitesse avec laquelle on allait; qu'enfin cette mer, quelque vaste qu'elle fût, n'était point un obstacle à la communication des peuples, pourvu seulement qu'il y eût des peuples au-delà ; vous pouvez compter qu'ils ne l'eussent jamais cru. Cependant voilà un beau jour, le spectacle du monde le plus étrange et le moins attendu qui se présente à eux. De grands corps énormes qui paraissent avoir des ailes blanches, qui volent sur la mer, qui vomissent le feu de toutes parts, et qui viennent jeter sur le rivage des gens inconnus, tout écaillés de fer, disposant comme ils veulent des monstres qui courent sous eux, et tenant en leur main des foudres dont ils terrassent tout ce qui leur résiste. D'où sont-ils venus? Qui a pu les amener pardessus les mers? Qui a mis le feu en leur disposition? Sont-ce les enfans du soleil? car assurément ce ne sont pas des hommes. Je ne sais, Madame, si vous entrez comme moi dans

la surprise des Américains; mais jamais il ne peut y en avoir eu une pareille dans le monde. Après cela, je ne veux plus jurer qu'il ne puisse y avoir commerce quelque jour entre la lune et la terre. Les Américains eussent-ils cru qu'il eût dû y en avoir entre l'Amérique et l'Europe qu'ils ne connaissaient seulement pas? Il est vrai qu'il faudra traverser ce grand espace d'air et de ciel qui est entre la terre et la lune. Mais ces grandes mers paraissaient-elles aux Américains plus propres à être traversées ? En vérité, dit la Marquise en me regardant, vous êtes fou. Qui vous dit le contraire? répondis-je. Mais je veux vous le prouver, reprit-elle; je ne me contente pas de l'aveu que vous en faites. Les Américains étaient si ignorans, qu'ils n'avaient garde de soupçonner qu'on pût se faire des chemins au travers de mers si vastes; mais nous qui avons tant de connaissances, nous nous figurerions bien qu'on pût aller par les airs, si l'on pouvait effectivement y aller. On fait plus que se figurer la chose possible, répliquai-je, on commence déjà à voler un peu; plusieurs personnes différentes ont trouvé le secret de s'ajuster des ailes qui les soutiennent en l'air, de leur donner du mouvement, et de passer par-dessus des rivières. A la vérité, n'a pas été un vol d'aigle, et il en a quelquefois coûté à ces nouveaux oiseaux un bras ou une jambe; mais enfin cela ne représente encore que les premières planches que l'on a mises sur l'eau, et qui ont été le commencement de la navigation. De ces planches-là, il y avait bien loin jusqu'à de gros navires qui pussent

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faire le tour du monde. Cependant peu à peu sont venus les gros navires. L'art de voler ne fait encore que de naître ; il se perfectionnera, et quelque jour on ira jusqu'à la lune. Prétendons-nous avoir découvert toutes choses, ou les avoir mises à un point qu'on n'y puisse rien ajouter? Eh! de grâce, consentons qu'il y ait encore quelque chose à faire pour les siècles à venir. Je ne consentirai point, dit-elle, qu'on vole jamais que d'une manière à se rompre aussitôt le cou. Hé bien, lui répondis-je, si vous voulez qu'on vole toujours si mal ici, on volera mieux dans la lune ; ses habitans seront plus propres que nous à ce métier; car il n'importe que nous allions là, ou qu'ils viennent ici; et nous serons comme les Américains qui se figuraient pas qu'on pût naviguer quoiqu'à l'autre bout du monde on naviguât fort bien. Les gens de la lune seraient donc déjà venus, reprit-elle presqu'en colère ? Les Européens n'ont été en Amérique qu'au bout de six mille ans, répliquai-je, en éclatant de rire; il leur fallut ce temps pour perfectionner la navigation jusqu'au point de pouvoir traverser l'Océan. Les gens de la lune savent peut-être déjà faire de petits voyages dans l'air; à l'heure qu'il est, ils s'exercent; quand ils seront plus habiles et plus expérimentés, nous les verrons, et Dieu sait quelle surprise! Vous êtes insupportable, dit-elle, de me pousser à bout avec un raisonnement aussi creux que celui-là. Si vous me fâchez, repris-je, je sais bien ce que j'ajouterai encore pour le fortifier. Remarquez que le monde se développe

ne

peu à peu. Les anciens se tenaient bien sûrs que la Zone torride et les Zones glaciales ne pouvaient être habitées, à cause de l'excès ou du chaud ou du froid; et du temps des Romains la carte générale de la terre n'était guère plus étendue que la carte de leur empire: ce qui avait de la grandeur en un sens, et marquait beaucoup d'ignorance en un autre. Cependant il ne laissa pas de se trouver des hommes, et dans des pays très-chauds, et dans des pays très-froids; voilà déjà le monde augmenté. Ensuite on jugea que l'Océan couvrait toute la terre, hormis ce qui était connu alors, et qu'il n'y avait point d'Antipodes, car on n'en avait jamais oui parler, et auraient-ils eu les pieds en haut et la tête en bas? Après ce beau raisonnement, on découvre pourtant les Antipodes. Nouvelle réformation à la carte, nouvelle moitié de la terre. Vous m'entendez bien, Madame, ces Antipodes-là qu'on a trouvés contre toute espérance, devraient nous apprendre à être retenus dans nos jugemens. Le monde achevera peut-être de se développer pour nous, on connaîtra jusqu'à la lune. Nous n'en sommes pas encore là, parce que toute la terre n'est pas découverte, et qu'apparemment il faut que tout cela se fasse d'ordre. Quand nous aurons bien connu notre habitation, il nous sera permis de connaître celle de nos voisins les gens de la lune. Sans mentir, dit la Marquise, en mc regardant attentivement, je vous trouve si profond dans cette matière, qu'il n'est possible que vous ne croyiez tout de bon ce que vous dites. J'en serais bien fâché, réponPLURAL. DES MONDES.

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pas

dis-je je veux seulement vous faire voir qu'on peut assez bien soutenir une opinion chimérique pour embarrasser une personne d'esprit, mais non pas assez bien pour la persuader. Il n'y a que la vérité qui persuade, même sans avoir besoin de paraître avec toutes ses preuves. Elle entre si naturellement dans l'esprit, que quand on l'apprend pour la première fois, il semble qu'on ne fasse que s'en souvenir. Ah! vous me soulagez, répliqua la Marquise; votre faux raisonnement m'incommodait, et je me sens plus en état d'aller me coucher tranquillement, si vous voulez bien que nous nous retirions.

TROISIÈME SOIR.

Particularités du Monde de la Lune. Que les autres Planètes sont habitées aussi.

LA Marquise voulut m'engager pendant le jour à poursuivre nos entretiens; mais je lui représentai que nous ne devions confier de telles rêveries qu'à la lune et aux étoiles, puisqu'aussi-bien elles en étaient l'objet. Nous ne manquâmes pas à aller le soir dans le parc, qui devenait un lieu consacré à nos conversations Savantes.

J'ai bien des nouvelles à vous apprendre, lui dis-je, la lune que je vous disais hier, qui selon toutes les apparences était habitée, pourrait bien ne l'être point ; j'ai pensé à une chose qui met ses habitans en péril. Je ne souffrirai point cela, répondit-elle. Hier vous m'aviez

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