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Blackwell 6-16-25 11952

HEGEL

ET

SA CORRESPONDANCE

On ne connaissait qu'une partie de la correspondance de Hegel; plusieurs de ses lettres avaient paru dans un volume de ses Mélanges, M. Rosenkranz en avait cité d'autres en écrivant la biographie de son maître, d'autres encore se trouvaient éparses dans les œuvres posthumes de Knebel et ailleurs. Le recueil publié par M. Karl Hegel, fils aîné du grand penseur, en renferme beaucoup d'inédites et de fort intéressantes. On ne peut assez louer le soin qu'il a mis à les annoter, à fournir au lecteur tous les éclaircissements nécessaires. Il est impossible d'être à la fois plus sobre et plus complet, et la conscience avec laquelle il s'est acquitté de son pieux devoir mérite d'être donnée en exemple à plus d'un éditeur 1.

1. Briefe von und an Hegel, herausgegeben von Karl Hegel, in zwei Theilen, 2 vol. in-8. Leipzig, 1887; Duncker et Humblot.

Hegel ne figurera jamais parmi les grands épistolaires. Pour bien écrire les lettres, la première condition est d'y trouver son plaisir, et il ne prenait la plume que malgré lui; ses correspondants soupiraient longtemps après ses réponses. Il attendait, pour payer sa dette, d'avoir l'esprit libre, et il enviait le bonheur des gens d'affaires, qui, après en avoir expédié une, n'y pensent plus et passent à une autre. Il avait, lui, sa grande affaire, qui l'occupait sans cesse, et il se souciait peu d'en parler. « Voici enfin, mon cher ami, écrivait-il à Cousin le 1er juillet 1827, la lettre que je vous écris depuis si longtemps. Je suis enfoncé dans une banqueroute générale, tout autant pour mes devoirs littéraires que pour ma correspondance; je ne sais pas trop encore comment m'en tirer. Je regarde votre créance comme privilégiée, et je commence par elle, pour m'en acquitter avant toutes les autres. >>

Ce Souabe de génie et de caractère concentré et circonspect n'aimait pas à se raconter. A un fonds d'heureuse bonhomie, au parfait naturel, il joignait la prudence du serpent, et il savait que les paroles ont des ailes et s'envolent, mais que les écritures restent. Il était né à Stuttgart, le 27 août 1770, et il avait commencé à philosopher dans un temps où la police était très défiante et les consistoires très ombrageux, dans un temps où, comme il le disait luimême, on ne tolérait la philosophie qu'à la condition qu'elle fût tout à fait inoffensive, et où les places de professeurs de métaphysique étaient réservées de préférence aux précepteurs des ministres d'État, quand ils étaient hors de service et qu'ils avaient

perdu leurs dernières illusions avec leurs derniers cheveux. Il avait résolu de bonne heure de n'être ni dupe ni martyr dans le grand jeu de la vie; aussi avait-il pris l'habitude d'envelopper ses pensées, et quelquefois il les enveloppait si bien qu'on ne les reconnaissait plus. Il écrivait un jour à son ami Niethammer que le Nurembergeois a beaucoup de peine à se décider, que, quand on lui a représenté éloquemment toutes les raisons qu'il peut avoir d'acheter un cheval, il se résout en rechignant à acheter une queue de cheval; mais le cheval étant inséparable de sa queue, il se voit forcé de l'acheter aussi et même de bâtir une écurie pour le loger. Hegel a passé sa vie à vendre des queues de cheval; si vous preniez le cheval par-dessus le marché, il n'en était pas responsable: « Je vous donne des principes, disait-il; si les conséquences vous scandalisent, ne me les imputez pas, c'est vous qui les avez tirées. »

Il ne se détendait, il ne sortait de sa froide réserve que lorsqu'il avait affaire à un correspondant qui lui inspirait une entière confiance, et on distinguera parmi ses lettres les récits pleins d'abandon qu'il adressait à sa femme dans ses voyages. Il s'était marié tard, et peu s'en était fallu qu'il ne se mariât jamais. Comme l'a remarqué M. Rosenkranz, on était encore dans l'ancien préjugé qu'à l'exemple de Descartes, de Spinoza, de Malebranche, de Leibniz, de Wolf, de Locke, de Hume, de Condillac, de Kant, tout vrai philosophe devait mourir vieux garçon. A la vérité, Fichte et Schelling s'étaient mariés; mais Hegel avait ses idées particulières sur le mariage,

qu'il considérait comme un engagement trop grave pour que la passion y eût aucune part.

Bien qu'il ne fût pas d'une nature très inflammable, il avait eu ses faiblesses, il s'était laissé prendre. On racontait que, dans sa jeunesse, à Tubingue, où il achevait ses études, il avait éprouvé un sentiment très vif pour la fille d'un professeur de théologie, Mlle Augustine Hegelmeier. Elle habitait avec sa mère dans la maison d'un boulanger, qui tenait un débit de vin. Elle était belle, elle était coquette, les étudiants lui donnaient des bals, et le 7 septembre 1791, un des camarades de Hegel lui écrivait en français : « Mon cher ami, voici quelques jours que nous avons fait beaucoup de sottises en amour. J'espère que tu te souviendras toujours avec plaisir des soirées que nous avons passées ensemble chez le boulanger, en buvant du vin de 4 batz et en mangeant des Butter-Brezel. Il avait bientôt oublié la belle Augustine, mais il eut toujours beaucoup de goût pour les jolis visages, et on plaisantait, à Bamberg, sur la cour assidue qu'il faisait à Mme de Jolli, femme d'un capitaine, laquelle figura un soir dans un bal masqué en costume de déesse de Chypre. Hegel avait revêtu pour la circonstance la livrée d'un valet de chambre et sa perruque poudrée, et il employa tout le temps du souper, qui dura trois heures, à converser agréablement avec sa déesse. Mais il avait pour principe que, s'il est permis de se plaire dans la société des jolies femmes, il est indigne d'un sage de les épouser parce qu'elles lui plaisent; il tenait le mariage pour un sacrement civil, qui n'a rien à démêler avec la gourmandise

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