des yeux, et il pensait qu'un philosophe ne doit renoncer au célibat que pour donner à sa vie plus de dignité, et, s'il se peut, plus de douceur et de repos. J'aurai bientôt quarante ans, et je suis Souabe; je me demande si je dois me hâter de franchir le pas parce qu'avant peu il sera trop tard, ou si c'est. l'effet de mes quarante années souabes qui se font déjà sentir en moi. » Il attendit deux ans encore, et enfin il se décida. Ce quadragénaire fut charmé d'attacher à sa boutonnière une fleur de premier printemps dans l'automne de 1811, il épousait la fille d'un baron, Mlle Marie de Tucher, appartenant à l'une des plus vieilles familles patriciennes de Nuremberg, mais sans fortune, et qui ne lui apportait que son trousseau et 100 florins de rente. Elle était jolie et parée de toute la grâce de ses vingt ans; à la fois tendre et passionnée, rêveuse et gaie, elle avait l'imagination mobile et, selon les cas, le goût des émotions ou des voyages dans le bleu. Il lui reprochait de prendre les choses trop vivement, de mettre quelquefois du sentiment où il n'en fallait pas mettre; mais il ajoutait que ses défauts lui allaient si bien qu'il serait désolé qu'elle les perdit. Dans le temps de leurs fiançailles, il s'était avisé de lui dire qu'il ne fallait pas chercher le bonheur dans le mariage, qu'il fallait « se contenter du contentement ». Elle ressentit profondément cette injure, peu s'en fallut qu'elle ne retirât sa parole. Il regagna son cœur en lui écrivant bien vite une lettre aussi belle que touchante, que nous connaissions déjà. Ils s'épousèrent et s'en trouvèrent bien, puisque, mal gré la différence des âges et des caractères, ils ont passé ensemble vingt années dans un contentement qui ressemblait beaucoup au bonheur. Mme Marie Hegel, que Cousin appelait toujours cette bonne madame Hegel, fut toute sa vie une bonne chrétienne très orthodoxe, et son mari la respectait trop pour l'inquiéter dans ses croyances. De son côté, elle aimait trop la gloire de son philosophe pour admettre qu'il y eût rien de suspect dans ses doctrines, qu'elle ne se piquait point de comprendre. Elle était fermement convaincue qu'il exprimait en d'autres mots et dans une langue particulière ses propres pensées : « Il sait, disait-elle, et je crois ». Et il est certain qu'à une certaine hauteur tous les grands cœurs se rencontrent. Quand il lui arrivait de voyager, Hegel écrivait à sa femme de longues lettres, qu'il ne prenait pas la peine de relire. Il lui racontait la cathédrale de Cologne, qui lui a inspiré une page admirable, les merveilles de l'Opéra italien de Vienne, Rubini et Lablache, dont il comparait la voix « à un vin d'or et de feu, les deux jours qu'il passa à Weimar auprès de Goethe, ses courses en compagnie de Cousin à travers ce grand Paris qui fatiguait ses jambes, et les inquiétudes que lui causait son spirituel cicerone qui, à tout ce qu'il lui proposait, répondait : « C'est convenu », et changeait d'idée l'instant d'après. Mais il racontait aussi ses repas, ses couchées, ses bonnes et ses mauvaises rencontres, l'heur et le malheur de ses étapes: A Herzberg, je me suis laissé imposer par un pasteur de village la société d'une de ses nièces, que je dois conduire à Dresde. Elle n'est pas laide, mais elle monte en graine, et elle est si insignifiante et si pétrie de politesse saxonne que je n'ai guère plus d'envie ni d'occasions de causer que si j'étais seul; ne pense donc pas à mal au sujet de cette compagnie. Si j'étais un Anglais, j'aurais refusé tout net le paquet; mais comme on est toujours Allemand par un bout ou par l'autre, on achète chat en poche, comme disent nos Souabes, et il se trouve que j'ai fait une acquisition qui n'est pas précisément mauvaise, mais qui est fort médiocre. » Ce qu'il y a de plus intéressant dans la correspon. dance intime d'un philosophe, c'est qu'il s'y montre dans son déshabillé et nous fournit l'occasion de comparer l'homme au penseur. Le premier devoir des philosophes est d'être conséquents; mais ils ne le sont pas tous. Schopenhauer, qui méprisait la vie et prêchait le nirvâna, tenait beaucoup à sa chère et méprisable personne, et il aurait fui jusqu'au bout du monde pour échapper au choléra. Un philosophe qui, comme Hegel, fait profession de croire que « tout ce qui est rationnel est réel et que tout ce qui est réel est rationnel est tenu de ne pas trop s'affecter des déconvenues, des contrariétés, des injustices qu'il essuie et de ne pas dire d'injures à la vie. Il s'en faisait une loi; quand il était en délicatesse avec la destinée, il se consolait par l'ironie et, conformément à sa grande maxime, il s'accommodait des choses telles qu'elles sont, en leur demeurant supérieur. On n'est pas parfait. Il était quelquefois bourru, et, quand il se fâchait, ses yeux gris lançaient des flammes; mais il ne se fâchait pas longtemps. Il a dit lui-même que le seul moyen d'échapper à l'hypocondrie est d'aimer autre chose que soi. La fatuité a ses délices, mais des délices trompeuses, mêlées de cruels dégoûts; pour que le fat fût parfaitement heureux, il faudrait que l'univers s'occupât de lui autant qu'il s'en occupe lui-même, et l'univers a tant d'autres choses à faire! Hegel pensait que le secret du bonheur est de sortir de soi-même, et ce genre d'exercice lui était plus facile qu'au commun des martyrs. Outre sa métaphysique, il cultivait avec une égale ardeur la littérature grecque et le calcul infinitésimal, les sciences naturelles et l'histoire; il aimait la peinture, la poésie et la musique; il s'intéressait passionnément à la politique courante. « Ne sois pas un bonnet de nuit, a-t-il écrit quelque part, mais sois toujours éveillé. Les bonnets de nuit sont muets et aveugles. Quand tu as les yeux ouverts, tu vois tout et tu dis à chaque chose ce qu'elle est. C'est la fonction propre de la raison, et c'est par là qu'elle possède le monde. Au surplus, il avait tous les goûts qui aident à passer le temps : il aimait le théâtre, le whist, l'entretien des jolies femmes, et, ce qui est admirable, il savait tirer parti des ennuyeux; on s'étonnait quelquefois du plaisir qu'il semblait trouver dans la société d'hommes fort médiocres. Jamais philosophe ne fut plus universel et ne sut mieux se prêter au monde, sans se donner à lui. C'est surtout dans les lettres qu'il écrivit à son ami Niethammer, de 1808 à 1816, que se révèlent les côtés fiers et mâles de son caractère. Niethammer, qu'il avait raison d'appeler le roi des amis, et dont il sollicita plus d'une fois l'assistance dans ses em barras et ses détresses, était un Wurtembergeois qui, après avoir été professeur à léna, puis à Wurzbourg, était entré dans l'administration bavaroise, à titre de conseiller à la section des études. Les commencements de Hegel n'avaient été ni faciles ni doux. Dès l'âge de vingt-trois ans, il avait dû gagner sa vie, et il fut pendant sept années précepteur à Berne d'abord, puis à Francfort. Pour les gens qui ont de l'argent en poche, disait-il, le monde va toujours bien. Mais sa poche était souvent vide. Son père, petit bourgeois et petit fonctionnaire, mourut en 1799; il n'hérita de lui qu'un peu plus de 3 000 florins. Il les employa à s'établir à léna, où il fut Privatdocent, puis professeur extraordinaire avec un traitement dérisoire de moins de 400 francs. Quand l'invasion française rendit Iéna inhabitable, il se résigna, pour ne pas mourir de faim, à prendre la direction du journal politique de Bamberg, qui était un simple bulletin de nouvelles. En 1808, l'obligeant Niethammer lui fit offrir, faute de mieux, la place de recteur ou de proviseur du chétif gymnase de Nuremberg. De telles fonctions, aussi assujettissantes que modestes, n'avaient rien d'attrayant pour un homme de génie dont le premier livre avait fait beaucoup de bruit, et en qui de bons juges saluaient déjà le premier penseur de son temps. Il les accepta avec empressement; il ne méprisait rien, il s'intéressait à tout ce qu'il faisait. Précepteur, journaliste ou proviseur de gymnase, il remplit toujours avec une étonnante probité de conscience les plus humbles devoirs de sa charge, et ce cheval de race, attelé à un tombereau, ne rua jamais entre ses brancards. |