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j'ai possédé dès ma jeunesse et qui est préférable à la joie.

Elle affectait d'approuver sa méthode, elle avait bien de la peine à l'appliquer, et les recettes qu'il lui vantait n'étaient guère à son usage. Il l'engageait à se distraire de ses maux en contemplant le ciel étoilé Avez-vous remarqué, lui écrivait-il, la beauté du ciel dans ces dernières nuits de septembre et d'octobre? Trois planètes et une étoile de première grandeur se trouvaient rassemblées; on apercevait Mars et Jupiter dans la constellation du Lion; Vénus brillait à côté de Sirius. Le plus beau moment était entre trois et quatre heures du matin. Nous nous sommes relevés presque chaque nuit, ma femme et moi, et nous sommes restés longtemps à la fenêtre, nous repaissant de ce spectacle. J'ai toujours aimé à regarder les étoiles. En les contemplant, on se dégage de tout ce qui est de la terre. En face de ces mondes répandus dans l'immensité de l'espace, nous nous sentons disparaître; nos destinées, nos plaisirs, nos privations, auxquelles nous attachons tant d'importance, deviennent un pur néant. Ajoutez que ces astres toujours en mouvement relient entre elles toutes les générations des hommes et toutes les époques de la nature; ils ont tout vu dès le commencement et jusqu'à la fin ils verront tout. C'est une pensée où j'aime à me perdre. Vous devriez étudier l'astronomie, ma chère Charlotte; si vous le désirez, je vous donnerai des instructions à ce sujet, en vous indiquant des livres qui vous seront utiles. »

Elle faisait toujours ce qu'il lui disait; elle se mit

à observer le ciel, mais sans parvenir à s'oublier; elle cherchait, dans le vague du firmament, l'étoile où elle trouverait le bonheur en quittant cette triste terre. Il la grondait là-dessus; il ne se lassait pas de lui répéter que le secret du vrai contentement est de sortir de soi-même, de se détacher de son cœur pour vivre dans le monde des idées éternelles, immuables, qui sont pour l'homme la source d'une félicité sans mélange et la seule amitié qui ne le trompe jamais. Elle tâchait de l'en croire, elle se mettait péniblement en route pour le monde des idées; mais elle y emportait ses souvenirs, ses regrets, ses chagrins. Elle pensait aux perfidies de Hanstein, aux cruautés des hommes à son égard, et, quelques efforts qu'elle fit pour se fuir, elle retrouvait partout Charlotte Diede. Aussi bien, lorsqu'on est inquiet de son lendemain, lorsqu'il faut passer des nuits à fabriquer des fleurs et qu'on a des créanciers qui deviennent pressants, il est plus difficile de pratiquer l'amor intellectualis de Spinoza ou l'ataraxie des stoïciens que quand on a le bonheur d'être baron, de n'avoir ni créanciers ni peines de cœur et d'habiter à Tegel un beau château très confortable, plein de statues qui portent sur leur front et dans leurs yeux sans regard toute la sérénité de l'Olympe.

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Si l'on s'en rapporte au témoignage d'une de ses amies, jusqu'à sa mort Charlotte se rongea, dévora « Il y avait toujours en elle, nous dit-on, comme une flamme d'inquiétude : Es war bis ans Ende der Tage eine flammende Unruhe in ihr. » Et cependant, les lettres de Humboldt étaient pour elle

un trésor que le ciel même lui envoyait. Il lui était doux de penser qu'un grand homme s'occupait d'elle et daignait l'exhorter à contempler les étoiles. Elle le traitait d'ami céleste, d'ami divin ». Ce n'étaient pas les consolations qui lui faisaient du bien, c'était le consolateur, et en cela, comme en toute chose, elle était vraiment femme.

L'ami divin n'a pas rempli son devoir jusqu'à la fin. Pendant longtemps, il avait servi à Charlotte une petite pension de près de 400 francs, qui lui était bien nécessaire pour l'aider à nouer les deux bouts. Il mourut en 1835 sans avoir pensé à lui rien laisser. M. Gutzków s'en prend à son insouciance, M. Hartwig à sa passion pour le mystère : il ne voulut pas que ses héritiers trouvassent le nom de Charlotte dans son testament. Nous inclinerions plutôt à croire qu'il avait fait ses comptes dans sa tête et décidé qu'il était quitte et en règle avec l'amitié. Comme son frère Alexandre, Guillaume de Humboldt était de ces hommes qui calculent toutes leurs actions comme toutes leurs générosités et qui savent exactement où finit le devoir, où commence la sottise. La pauvre Charlotte était destinée à éprouver l'un après l'autre tous les délaissements. La mémoire de l'ami divin ne lui en fut pas moins chère. Mais la vieillesse commençait à lui faire sentir ses atteintes, les infirmités étaient venues et ses doigts de fée lui refusaient le service. A quelque temps de là, elle en fut réduite, pour ne pas mourir de faim, à adresser au roi de Prusse, Frédéric-Guillaume IV, un suppliant appel qui fut entendu. Le roi lui accorda une pension d'un peu plus de 1000 francs, qu'elle ne

devait pas toucher souvent. L'année suivante, elle était morte; ce fut dans le cimetière de Cassel qu'elle goûta pour la première fois le repos.

Les lettres que lui écrivit Humboldt seront toujours intéressantes à relire; on y trouve partout la marque d'un grand esprit. Mais il y manque le charme, le naturel, la simplicité qui s'abandonne. Cette sagesse si sûre d'elle-même et si superbe dans son apparente bonhomie, cette sagesse qui ne se dément jamais, qui n'a pas de mauvais jours, qui emploie sa vie à se regarder vivre, qui ne sait ni s'égayer, ni s'émouvoir, ni se fâcher, cause à la longue un étonnement mêlé d'un secret malaise. Que deviendrait ce pauvre monde si on en bannissait et le rire et la sainte miséricorde et les saintes colères? Gorres avait dit en 1814: « Guillaume de Humboldt est clair et froid comme un soleil de décembre ». Les Lettres à une amie ont la sévère beauté d'une journée d'hiver sereine et lumineuse. Le ciel n'a pas un nuage, l'air est pur, le soleil brille sur les buissons chargés de givre; mais ce soleil n'est pas celui qui fait fleurir les roses et chanter les oiseaux.

UN

BOURGMESTRE DE STRALSUND

AU XVI SIÈCLE

Barthélemy Sastrow, né à Greifswald le 21 août 1520, élu bourgmestre de Stralsund en 1578, mort le 7 février 1603, a laissé d'intéressants mémoires où revit l'Allemagne du XVIe siècle. Publiés pour la première fois à Greifswald en 1823, réédités plus tard à Halle, ils ont été traduits en français et annotés par un homme de grand mérite, enlevé trop tôt à ses nombreux amis, M. Édouard Fick, l'un des directeurs de l'imprimerie Jules-Guillaume Fick, dont les belles et curieuses publications font honneur à la typographie genevoise. Ces deux volumes, imprimés en 1886, mis en vente au mois de février 1888, méritent d'être recommandés aux amateurs de beaux livres et à tous ceux qui s'intéressent aux récits des temps passés 1. Barthélemy Sastrow savait écrire ; le plus souvent sa verve était amère, mais ce Pomé

1. Mémoires de Barthélemy Sastrow, bourgmestre de Stralsund, traduits par Édouard Fick, docteur en droit et en philosophie. Genève, imprimerie Jules-Guillaume Fick.

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