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et le dangereux rival de lord Beaconsfield, déclarait à l'Angleterre qu'il n'avait point d'îles à lui offrir et qu'elle aurait tort de vouloir agrandir encore son immense empire, lorsqu'il l'engageait à s'occuper de son ménage, à rétablir l'équilibre de son budget, à restreindre ses dépenses ou à régler, toute affaire cessante, quelque question domestique fort désagréable, très épineuse, elle lui disait : « En vérité, Topaze, vous avez bien raison ». Mais à quelque temps de là, elle prouvait par ses votes que si elle faisait grand cas d'un austère et éloquent conseiller, elle lui préférait le charmeur. Le peuple le plus raisonnable a un faible pour ceux de ses gouvernants à qui sa gloire est plus chère que tout. Longtemps encore, le 19 avril de chaque année, on verra à Londres et dans d'autres cités de la Grande-Bretagne beaucoup de boutonnières se parer de la fleur jaune que les dévots de Benjamin Disraeli ont consacrée à la mémoire de celui qui fut à la fois le plus romancier, le plus imaginatif, le plus hardi dans ses discours, le plus leste en procédés et le plus positif des hommes d'État.

DE HUMBOLDT

GUILLAUME DE

ET

CHARLOTTE DIEDE

Il n'est personne en Allemagne qui ne connaisse un ouvrage posthume du baron Guillaume de Humboldt intitulé: Lettres à une amie. Publiées pour la première fois en 1847, douze ans après la mort de l'homme considérable à qui on a élevé un monument en face de l'université de Berlin, ces lettres firent sensation; on n'a cessé depuis lors de les rééditer, elles ont pris place dans toutes les bibliothèques 1. C'est le seul livre de Guillaume de Humboldt, frère aîné d'Alexandre l'illustre naturaliste, qui ait pénétré dans le grand public. S'il n'avait pas eu une amie, quelque chose aurait manqué à sa gloire : il n'aurait pas été lu des femmes.

Tout le monde savait que Humboldt avait été un homme d'État, un diplomate, qu'il avait représenté plus d'une fois la Prusse auprès des cours étrangères, qu'il avait signé avec le prince de Hardenberg

1. Briefe an eine Freundin, von Wilhelm von Humboldt.

le traité de Paris et que, sans avoir jamais joué les premiers rôles, il s'était fait remarquer au congrès de Vienne par la netteté et la vigueur de son esprit, par son talent pour la discussion, par la sévérité de sa politesse, assaisonnée d'une ironie froide et tranchante. On savait aussi qu'après avoir quitté les affaires, ce diplomate avait consacré le reste de sa vie à la science; qu'incomparable philologue, ses recherches sur la langue basque, ses lettres sur le génie de la langue chinoise et son introduction à l'étude du kawi avaient renouvelé la linguistique, et que ses livres écrits dans un style abstrait, souvent compliqué, étaient des magasins d'idées où les savants de tout pays ont puisé à l'envi et puiseront longtemps encore.

En ce qui concerne sa vie privée, on n'ignorait pas que, dès sa jeunesse, il avait eu toutes les curiosités, et que les femmes n'étaient pas la partie de cet univers dont il s'était montré le moins curicux. La célèbre Rahel avait dit de lui : « J'admirerais davantage la liberté de son esprit s'il en avait moins dans ses principes », Varnhagen l'avait défini un parfait païen dans toute la force du terme. Mais les païens sont quelquefois d'excellents maris. En 1791, Humboldt avait épousé Mlle Caroline de Dacheröden, belle et agréable personne, à laquelle il se fit un plaisir d'apprendre le grec et qui lisait avec lui Hérodote et Homère. Ils vécurent jusqu'à la fin dans la meilleure intelligence; on célébrait ce ménage comme un modèle de cordialité conjugale, d'harmonie, d'entente réciproque, à cela près que, tout en s'aimant beaucoup, il y avait beaucoup de choses

qu'on ne se disait pas : « Je pourrais ressentir de grands chagrins et de grandes joies sans éprouver le besoin d'en faire part aux personnes que j'aime le plus; c'est ainsi que j'en use avec ma femme et mes enfants. Ils ne savent pas le premier mot de beaucoup de choses qui m'occupent, et ma femme partage si bien mon sentiment à ce sujet que, si elle vient à apprendre par hasard quelque incident que je lui avais laissé ignorer, elle n'a pas l'idée de s'en étonner. La confiance est un besoin de l'amitié et de l'amour, mais les grandes âmes ont peu de goût pour les confidences.» Il ajoutait qu'il avait toujours aimé à se tenir sur la réserve, que, dans le temps où il était le plus répandu, il avait pratiqué l'art de rester solitaire en société, et que, si heureux qu'il fût avec les siens, rien ne lui manquait lorsqu'il était seul.

Quand parurent les fameuses Lettres, ceux qui avaient approché Humboldt et qui se flattaient de connaître le mieux son caractère, son tempérament, le tour de son esprit, furent bien étonnés d'apprendre qu'il avait eu une amie avec laquelle il était resté en correspondance pendant plus de vingt années et jusqu'à sa mort. Mais les amateurs de scandale n'eurent pas leur compte. Cette amie s'appelait Charlotte Diede, et Humboldt lui a déclaré plus d'une fois qu'il avait un goût particulier pour son nom, qu'il aimait à le prononcer et à l'écrire; il se plaisait aussi à lui répéter qu'il ressentait pour elle le plus tendre intérêt; mais il n'y avait là rien qui ressemblât à de l'amour. Toute cette correspondance est écrite d'un style grave, sentencieux, couleur feuille

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