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torchons d'après des modèles empruntés au vieil art allemand. Le samedi, elle s'exerçait avec des amies à la conversation anglaise; d'autres jours, on se réunissait pour lire à haute voix Cabale und Liebe, en se distribuant les rôles à l'amiable, et parmi les cadeaux qui lui sont offerts à l'occasion de son mariage, figure un joli buste de Schiller, monté sur un petit socle noir où se trouve encastré un petit thermomètre, car il faut bien que l'idéal serve à quelque chose.

Mme Buchholz elle-même fait grand cas de Schiller, qu'elle admire de confiance, sans l'avoir beaucoup lu. Elle affirme également que le Roi des aunes est un ouvrage immortel et que Faust sera peutêtre immortel aussi; mais elle reproche à Goethe de n'avoir pas composé un plus grand nombre de ces jolies poésies qu'on peut faire déclamer par des jeunes filles. M. Stinde nous apprend que, dans un discours prononcé en 1882, M. Dubois-Reymond, recteur de l'université de Berlin, déplorait le regrettable usage que Faust avait fait de ses puissantes facultés et de sa vie, et le funeste exemple qu'il avait donné. Qui donc l'empêchait d'épouser Gretchen, de légitimer leur enfant et de s'employer au bonheur de l'humanité en inventant la machine pneumatique ou en découvrant la variation négative des muscles? Si Mme Buchholz avait eu le plaisir d'entendre M. Dubois-Reymond, elle aurait sûrement approuvé les conclusions de l'éminent professeur.

Mme Buchholz est fière de vivre à Berlin, dans la ville de l'intelligence et de la bière blanche. Elle professe un grand respect pour la science. Elle a des égards pour les instituteurs qui ont gagné la

bataille de Sedan. Elle se promet chaque été de lire le Cosmos de Humboldt l'hiver suivant. Elle a entendu dire que les savants modernes expliquent tout par des causes naturelles, et elle se souvient d'avoir lu, dans la Gazette des ménagères, que ce n'est pas le printemps qui ramène la chaleur, que c'est la chaleur qui ramène le printemps, sur quoi elle s'écrie: « Quel autre air a la nature quand on la contemple à travers les lunettes de la science! » Elle n'en est pas moins la plus superstitieuse des femmes; elle a peur des esprits et des revenants. On lui a dit aussi que les savants ne croient plus à l'enfer ni au diable; elle y croit de tout son cœur. Ne craignez pas qu'elle lise jamais Schopenhauer, ni qu'elle se convertisse au nirvana; elle est trop attachée à la conservation de son bien-aimé petit moi, qu'elle entend protéger et contre les accidents d'ici-bas et contre toutes les surprises de la résurrection. La seule vie future dont elle se soucie est celle où Mme Buchholz aura le bonheur de se retrouver tout entière, corps et âme, os et cuir. Donnez-lui, si vous voulez, des ailes et faites lui entendre des symphonies de Beethoven exécutées par un orchestre de séraphins; mais elle ne conçoit point de paradis sans une rue Landsberger, sans une maison à pilastres, sans commérages ni tracasseries, sans un mari à suivre de l'œil, sans un gendre qu'on chapitre et à qui on dispute sa femme.

Il a paru à Stockholm un volume d'études sociales1,

1. Études sociales: les Mariés, douze caractères conjugaux, par Auguste Strindberg; traduction française. Lausanne, 1885.

intitulé Giftas, ou les Mariés. L'auteur, M. Auguste Strindberg, qui possède également l'art d'observer et celui de conter, a eu des difficultés avec la magistrature de son pays, qui a jugé son livre licencieux et révolutionnaire. M. Strindberg est à la fois un radical et un pessimiste convaincu. Cette cruelle maladie que les Allemands appellent le Weltschmerz n'exerce tous ses ravages que dans les contrées du Nord. Nous ne connaissons guère dans notre cher pays de France qu'un pessimisme bien mangeant, bien buvant et bien disant, un pessimisme littéraire et mondain, lequel a fait sa rhétorique et trouve tant de plaisir à arrondir sa phrase que la beauté de ses adjectifs l'a bientôt consolé de ses chagrins, qui se tournent en félicités. Il n'y a pas de chagrins qui tiennent quand l'amour-propre est content.

Les tristesses et les colères de M. Strindberg sont beaucoup plus sérieuses. Son seul tort, comme conteur, est de prêter à tous les petits bourgeois scandinaves qu'il met en scène sa philosophie morose et dure, qui suppose en eux un effort de réflexion soutenue dont la plupart sont incapables. Ils sont convaincus comme lui que le mariage est une déplorable institution, un attentat à la liberté et le meilleur moyen de manquer sa vie ». Ils tiennent pour constant que le genre humain est gouverné « par une grande congrégation jésuitique, qui a rédigé dans l'intérêt de sa tyrannie les catéchismes comme les manuels scolaires », et qui, sous le nom de classe dominante, prêche aux petits l'humilité et le respect des bonheurs injustes. Ils se plaignent que des montagnes de sottises séculaires pèsent sur eux »,

qu'un système

que la doctrine chrétienne n'est d'émasculation morale », et ils se comparent « à une plante de salade que l'on attache et que l'on emprisonne sous un pot à fleurs pour la rendre aussi blanche, aussi tendre que possible et l'empêcher de pousser des feuilles vertes, de fleurir et de fructifier ». Ils dénoncent les cruautés de la nature, qui ne respecte que les forts et ourdit de criminels complots contre les faibles. Ils s'indignent de la bêtise du monde ; ils s'écrient que l'univers n'est qu'une immense imposture.

Mme Buchholz raisonne peu et ne déclame guère; elle n'a pas de temps à donner à de mélancoliques et stériles contemplations; elle ne s'est jamais disputée ni avec le bon Dieu, ni avec le diable. On lui persuaderait difficilement que l'univers est une immense imposture; elle croit de toutes ses forces à l'entière réalité de la rue Landsberger et de ses habitants, et elle estime que le monde a sa raison d'être puisque Mme Buchholz existe. Assurément, elle ne s'endort pas dans un béat optimisme. Elle considère le mariage comme un train de guerre et de combats. Les maris demandent à être surveillés de très près; l'esprit est prompt, la chair est faible, et Berlin est un nid de péchés », Berlin est une Babylone où les tentations abondent; le jour et la nuit, elles y battent le pavé; salles de bal ou petits théâtres, elles guettent partout leur proie; elles s'embusquent dans l'épaisseur des fumées bleuâtres qui remplissent de leur brouillard les brasseries-concerts et leurs cavernes dorées et, si l'on n'y prenait garde, la petite dame plâtrée que vous voyez là-bas aurait

bientôt fait de ravir à Mme Buchholz l'homme qui lui a juré fidélité devant les autels, son Carl adoré, quoique toujours soupçonné, qui est son bien, sa propriété et sa chose. Mais Mme Buchholz a bec et ongles, et elle aime à se battre. Elle a les joies inquiètes, hérissées, mais glorieuses d'une poule qui défend victorieusement ses poussins contre tous les larrons au museau pointu.

Quant aux classes dominantes, Mme Buchholz ne leur veut ni bien ni mal; elle les laisse vivre à leur guise et gouverner l'État comme il leur convient; elle leur interdit seulement de gouverner son ménage et de mettre le nez dans ses affaires domestiques et particulières. Elle fut priée un soir à un raout dans le grand monde, chez des gens qui se glorifiaient de compter une excellence parmi leurs plus proches parents. Ce raout l'a fort ennuyée, et elle a cru s'apercevoir que les excellences occasionnaient de grandes dépenses dans les familles et produisaient un maigre effet, mageren Effekt ». Au surplus, elle s'est laissé dire qu'il y avait déjà des Buchholz au xve siècle, que le plus ancien s'appelait Claus, qu'il habitait la rue Stralauer et qu'il avait des armoiries représentant un chevalier de fer, qui tenait un hêtre dans sa main droite : « Cela prouve que nous ne sommes pas d'hier », s'écrie-t-elle en faisant la roue. Un illustre voyageur disait : « J'ai parcouru les deux hémisphères; je n'ai vu que des fripons qui trompent des sots, des charlatans qui escamotent l'argent des autres pour avoir de l'autorité ou qui escamotent de l'autorité pour avoir de l'argent, qui vous vendent des toiles d'araignées pour manger vos perdrix, qui

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