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LA

FAMILLE BUCHHOLZ

ET LA

PETITE BOURGEOISIE BERLINOISE

La famille Buchholz, qui se compose de Mme Wilhelmine Buchholz, de son mari M. Carl Buchholz, de ses deux filles Mlles Emmi et Betti Buchholz, et de son frère cadet, connu sous le nom de l'oncle Fritz, habite dans un quartier nord-est de Berlin, ou, pour parler plus exactement, dans une maison de la rue Landsberger, laquelle conduit de la place Alexandre au Friedrichshain. La façade de cette maison est décorée de deux grands pilastres, dont on ne peut expliquer l'existence que par une fantaisie ou une distraction d'architecte, mais qui la distinguent avantageusement et des petites maisons basses du vieux Berlin, qui s'en va, et des casernes du Berlin nouveau, capitale de l'empire allemand. Une porte bâtarde en plein cintre et à deux battants, presque toujours ouverte ou entr'ouverte, permet aux passants d'apercevoir un vestibule et une petite porte vitrée, qui donne accès dans une cour. A tra

vers le vitrage on entrevoit un petit jardin, où des lilas et un pommier se disputent péniblement le jour et l'air. Des fumées de fabriques, apportées par le vent, font quelque tort à ce jardin. Les fleurs du pommier sont plus noires que roses, et les lilas exhalent une vague odeur de suie. Chaque année, on tâche d'avoir du gazon, on en sème abondamment; vaine entreprise : ce que laissent les moineaux, les poules ont bientôt fait de l'arracher. Toutefois au mois de mai, après de tièdes ondées, il y a quelque verdure dans le jardin de la maison aux pilastres, et on peut s'imaginer en passant devant cette porte entr'ouverte qu'on vient d'apercevoir le printemps au fond d'une cour de Berlin. C'est une surprise qui a du charme.

Il était naturel de croire que père, mère, oncle et filles, les Buchholz mèneraient à jamais une vie paisible et très obscure, en compagnie de leur pommier, que jamais ils n'auraient rien à démêler avec la célébrité. Il faut convenir, en effet, que leur intelligence est assez bornée, qu'ils n'ont rien fait de remarquable, rien inventé, qu'ils n'ont joué aucun rôle dans les événements de l'histoire contemporaine ni dans la restauration de l'empire d'Allemagne. Leur existence se compose d'une infinité de petits riens, et quand du premier jusqu'au dernier ils viendraient tous à disparaître, la terre n'en tournerait ni plus vite ni plus lentement. Il n'est qu'heur et malheur; ces braves gens ne cherchaient pas la renommée, la renommée est venue les chercher, et les voilà presque aussi célèbres en Allemagne que le maréchal de Moltke et le chancelier de l'empire.

Un écrivain d'un talent fort inégal, mais souvent heureux et parfois exquis, M. Julius Stinde, qui, sans être né à Berlin, a su pénétrer les secrets du caractère et du dialecte berlinois, s'est chargé de révéler les Buchholz à l'univers. Les trois volumes où il a raconté tout ce qui se passait dans la maison et dans le cœur de Mme Buchholz ont été lus avec avidité. Ce fut un grand succès de librairie; vingt mille exemplaires furent enlevés en quelques semaines, les éditions succédaient aux éditions. Les critiques s'accordèrent à reconnaître que cette petite bourgeoise de la rue Landsberger était une figure aussi vraie, aussi vivante que le fameux inspecteur Bräsig, peint jadis avec autant d'amour que de franchise de touche par Fritz Reuter, le grand maître du roman plattdeutsch. Il ne se trouvait personne à Berlin qui ne l'eût rencontrée une fois ou l'autre, et qui une fois aussi n'eût cherché à l'éviter, car elle n'est pas toujours commode. Mais de tous les suffrages qu'a pu recueillir M. Stinde, le plus précieux assurément fut celui de M. de Bismarck, qui lui écrivait, le 9 juillet 1884, pour le remercier du plaisir dont il lui était redevable et des agréables moments qu'il venait de passer dans la société de Mme Buchholz. Il espérait, ajoutait-il, que cette digne personne vivrait assez longtemps pour fournir à son biographe la matière d'un nouveau volume. Le vou du chancelier a été exaucé, et le nouveau volume a paru. Les écrivains allemands comme ceux des autres pays aiment à tirer deux moutures du même sac, et la seconde ne vaut pas toujours la première.

Il y a quelques années, les Buchholz firent un

voyage en Italie. M. Carl Buchholz avait des rhumatismes, et le docteur Wrenzchen, qui depuis est devenu son gendre, lui ordonna une cure de soleil. Mme Buchholz avait entendu dire que l'Italie est un pays où les femmes ont de très beaux yeux et où les hommes portent toujours un stylet dans leur poche. Elle résolut d'acompagner son mari pour le défendre contre les coquetteries des Italiennes et contre les sauvages rancunes des Italiens. En vain, son Carl, désireux de se dérober à son incommode surveillance, essaya-t-il de lui représenter qu'elle était un ange et que le devoir des anges est de rester paisiblement à Berlin, pendant que leurs maris voyagent en garçons. Elle avait son idée, et, quelle que soit son idée, elle n'en démord jamais; elle voulait aller, elle alla. L'oncle Fritz, qui était de la partie, eut soin d'emporter de Berlin un jeu de cartes tout neuf, et de Milan jusqu'à Naples, en wagon, en voiture, à l'hôtel, la principale occupation des deux beauxfrères était de jouer à l'écarté, en buvant du cognac. Mme Buchholz seule observait, s'instruisait, admirait.

Elle s'était promis de profiter de cette occasion unique pour cultiver son esprit et son cœur berlinois, pour s'initier à la connaissance des chefs-d'œuvre et aux principes du grand art. Elle ne voulait pas être de ces gens qui regardent une statue ou une madone avec l'air d'indifférence méprisante que peut avoir un carlin en contemplant un poèle qu'on a oublié de chauffer, wie der Mops den kalten Ofen ». Elle arriva très vite à se convaincre que les tableaux des maîtres se divisent en deux genres,

le molto bello et le molto interessante. Le genre molto bello comprend toutes les peintures assez bien conservées pour qu'on puisse à peu près deviner ce que le peintre a voulu dire; quant aux vieilles fresques aux trois quarts effacées, où l'on ne distingue plus rien, tout ce qu'il est permis d'en penser, c'est qu'elles sont molto interessanti. Mme Buchholz consignait ses observations dans un journal que M. Julius Stinde a publié, et que nous nous refusons à tenir pour authentique 1. Il n'était pas encore maître de son sujet, il n'avait pas suffisamment étudié Mme Buchholz. Il lui fait dire des platitudes, elle n'est jamais plate; il lui prête d'assez lourdes plaisanteries, Mme Buchholz ne plaisante jamais. Qui peut le savoir mieux que nous ? Nous l'avons vue à Berlin en 1869. Nous doutons, quoique M. Stinde l'affirme, qu'elle se soit attendrie à Naples sur le sort de Conradin, méchamment mis à mort par Charles d'Anjou, et qu'elle ait juré de venger sur les Français le supplice du dernier des Hohenstaufen. Mme Buchholz s'occupe très peu des Hohenstaufen, et la politique, comme l'histoire, ne lui dit rien. Elle ne s'intéresse qu'à ses petites affaires, à ce qui bout dans sa marmite; elle laisse les empereurs et les rois écumer la leur comme ils l'entendent.

La vraie Mme Buchholz, la seule authentique, est celle que M. Stinde nous représente dans sa rue Landsberger, dans la maison aux deux pilastres, s'occupant de gouverner son ménage, de surveiller

1. Buchholzens in Italien, Reise-Abenteuer von Wilhelmine Buchholz, herausgegeben von Julius Stinde.

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