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de San Romano : « Tu jetteras sur moi quelques feuilles de mauves odorantes quand mon cercueil passera sous ton balcon ». Le 5 février 1867, après avoir accompli ses devoirs religieux, comme la mort se faisait attendre, il demanda qu'on lui lût quelques pages de Don Quichotte, et il expira en les écoutant. S'endormir pour toujours aux sons de cette musique divine, c'est une belle façon de s'en aller, une mort bien douce et bien espagnole.

L'ESPRIT CHINOIS

L'empire du Milieu, le royaume fleuri, a tenu pendant quelque temps une grande place dans nos pensées. Nous avions commencé par décider que les enfants de Han n'étaient pas des adversaires sérieux, ils nous ont prouvé qu'on a toujours tort de mépriser ses ennemis. Après une série de brillantes victoires, qui ont fait le plus grand honneur à l'infatigable courage de nos soldats et à l'habileté des chefs qui les conduisaient, nous avons commis une imprudence qui a failli tout compromettre.

Si nos renseignements sont exacts, dès le lendemain de notre arrivée à Lang-Son, les sages insistèrent pour qu'on ne poussât pas plus loin, pour qu'on se renfermât dans les limites marquées par le traité de Tien-Tsin; ils déclaraient qu'il fallait s'abstenir de toute provocation inutile, se garder d'inquiéter la Chine par une entrée intempestive sur son territoire, que notre infériorité numérique nous obligeait à demeurer sur la défensive dans des positions où nous étions inexpugnables. Les sages n'ont

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pas eu gain de cause. Resté seul à Lang-Son avec la deuxième brigade, le général de Négrier court à la porte de Chine, la fait sauter, bat l'armée chinoise. Sans doute ce vaillant eut ses raisons; mais après s'être installé à Dong-Dang pour couvrir Lang-Son, il dut pousser plus loin encore et établir un autre poste avancé pour couvrir Dong-Dang. Le 23 mars, il veut se donner de l'air et il attaque de nouveau. On se heurte contre des positions très fortes. Le combat continue le 24; un ordre du général n'est pas exécuté, et un régiment doit battre en retraite, en abandonnant ses blessés, à qui les Chinois coupent la tête devant nos hommes. Enhardis par leur succès, ils attaquent Lang-Son quatre jours plus tard; ils sont repoussés et abattus, sans que la brigade soit obligée de donner tout entière.

A quatre heures et demie, une balle met le général de Négrier hors de combat, et le colonel Herbinger, qui prend le commandement, ordonne la retraite immédiate sur le Delta. En vain, le commandant Servières lui représente que deux escadrons de spahis et une batterie sont en route pour le rejoindre, qu'une partie de la première brigade va être envoyée à son secours, qu'il y a des munitions à Fo-Vi et à Dong-Song, c'est-à-dire à un et à deux jours de marche. Le commandant offre même de rester seul à Lang-Son avec son bataillon. Le colonel ne veut rien écouter, il donne le signal du départ, tandis que, de leur côté, les Chinois rentraient en Chine.

Après tout, cette fâcheuse mésaventure n'était qu'un incident de guerre. Y a-t-il jamais eu des

guerres sans incidents? S'est-on jamais battu sans faire des fautes, sans les payer et sans être tenu de les réparer? Cependant Paris s'émeut, Paris s'inquiète et s'agite; un ministère est renversé. Quelques heures plus tard, on apprend que la Chine offre la paix, et nous en sommes réduits à admirer la sagesse chinoise, qui a décidé qu'il valait mieux traiter à des conditions honorables que de s'obstiner à tenter la fortune. Sans se laisser griser par un succès éphémère et fortuit, elle s'est souvenue des défaites, elle a tenu compte des dangers, elle a considéré que l'amiral Courbet était un adversaire fort incommode, et que, grâce aux mesures qu'il avait prises, le riz n'arrivait plus. Mais il faut convenir qu'il y a eu dans cette histoire un jour au moins où Pékin a été beaucoup plus raisonnable que Paris.

Tant que les Chinois nous ont fait la guerre, nous nous sommes beaucoup occupés d'eux. Nous aurions tort de croire que désormais ils n'auront plus rien à démêler avec nous, qu'il nous est permis de les oublier. Par nos récentes conquêtes, nous sommes devenus leurs voisins, et il est d'une sagesse élémentaire d'apprendre à connaître ses voisins, de ne pas s'en tenir à leur sujet aux idées de convention, aux à-peu-près.

Les Chinois nous ont donné l'exemple. Depuis que la fatalité des circonstances et des événements les ont fait entrer en rapport avec les nations chrétiennes, ils ont senti le besoin d'étudier de plus près ceux qu'ils appellent les fankwei ou les diables étrangers, de se familiariser avec nos méthodes. Ils ont établi à Chang-Haï un office de traductions,

dirigé par M. John Fryers, et cet office a déjà traduit en chinois nombre d'ouvrages techniques et de livres de science français, allemands ou anglais. Le ministre des États-Unis à Pékin écrivait, il y a quatre ans, à son gouvernement: « Je savais qu'une école de sciences et un département des traductions faisaient partie du plan général de cette institution, mais j'étais loin de penser que les travaux de ces traducteurs fussent poussés aussi activement. Il résulte des notes de M. Fryers que le zèle des Chinois employés à ces travaux donne de grandes espérances pour l'avenir 1. >

La Chine a ses boursiers, qu'elle envoie courir le monde, compléter leurs études en Amérique, à Londres, à Paris ou à Berlin. L'un de ces boursiers, le colonel Tcheng-Ki-Tong a été un élève fort brillant de notre École des sciences politiques, et il a prouvé, par un livre qui a fait du bruit, qu'on peut être à la fois un très bon Chinois et un Parisien très raffiné. Pourquoi n'aurions-nous pas, nous aussi, nos boursiers chargés de nous enseigner la Chine? C'est un vœu qu'exprimait un de nos jeunes écrivains, revenu tout récemment des bords de la rivière Rouge. Il demandait qu'on installât à Pékin une école dans le genre de nos écoles de Rome et d'Athènes, que entretint dans la cour du Nord sept ou huit savants dont l'unique emploi serait d'étudier la civilisation du Céleste-Empire et de nous en faire connaître les résultats et les monuments ». Les renseignements

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1. Le Monde chinois, par Philippe Daryl.

2. De Paris au Tonkin, par M. Paul Bourde, 1885.

l'État

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