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Elle demande des comptes à ses alliés, elle s'ingère dans leurs affaires, elle prétend régler leurs armements et leurs dépenses, elle leur donne de hautaines leçons, elle leur met sans cesse le marché à la main; elle regarde sa pesante amitié comme un bien qu'on ne saurait payer trop cher. Ajoutez qu'elle est ombrageuse, défiante, qu'elle ouvre facilement l'oreille aux dénonciations. N'est-ce pas Machiavel qui a raconté tout ce que souffrit, tout ce qu'endura l'infortuné Belphegor pour avoir imprudemment épousé l'orgueilleuse, acariâtre et revêche Honesta ? Cette terrible femme lui rappelait sans cesse l'insigne honneur, la grâce infinie qu'elle lui avait faits, et comme à la morgue elle joignait tous les caprices coûteux, il s'endetta, se ruina sans la satisfaire. C'étaient de constantes récriminations, d'éternels reproches. Il maudissait le jour où avaient été décidés son mariage et son malheur: « Belphégor, Belphégor, s'écriait-il, quelle chaîne vous vous êtes mise au cou! Vous vous trouvez mal d'avoir prétendu à l'honneur d'une grande alliance, et voilà une vanité qui vous coûte cher. Il vous ennuyait donc bien d'être maître chez vous? >

UN

MISSIONNAIRE ÉCOSSAIS

L'Écossais Robert Moffat, né le 21 décembre 1795 à Ormiston, dans l'East-Lothian, mort le 9 août 1883 dans un village du comté de Kent, a passé près de cinquante années en pleine Cafrerie, chez les Betchouanas, à qui il prêchait l'Evangile, et son nom figure avec honneur dans la liste de ces intrépides missionnaires que la Grande-Bretagne envoie par milliers sur tous les points du globe pour convertir les gentils et pour travailler subsidiairement à sa grandeur. La biographie de cet homme de bien, écrite par son fils, est un livre composé sans art, où les grandes choses sont souvent sacrifiées aux petites. On y chercherait vainement des informations précises sur les Betchouanas, sur la façon dont ils comprennent le monde et la vie, des renseignements instructifs touchant la politique du gouverne

1. The Lives of Robert and Mary Moffat, by their son John J. Moffat. Londres, T. Fisher Unwin, 1886.

ment du Cap et les services que lui rendent les missionnaires.

En revanche, l'auteur raconte longuement des incidents d'un médiocre intérêt, il reproduit en entier des billets insignifiants. Il se croit tenu de nous rapporter journée par journée tout ce qu'a fait Robert Moffat depuis son retour en Angleterre jusqu'à sa mort, tous les meetings religieux où il a paru, d'énumérer tous les personnages de marque qui ont accompagné son cercueil au cimetière de Norwood. Était-il bien nécessaire de nous apprendre qu'un soir de l'an 1882, le vénéré vieillard, assistant à une cueillette de pommes qui n'étaient pas encore tout à fait mûres, prononça à ce sujet cette parole mémorable Nous ne devons pas oublier d'envoyer quelques-unes de ces pommes à M. Stacey »? Mais il faut pardonner aux Anglais leur amour excessif du détail, il faut excuser un hagiographe de croire que tout est digne de mémoire dans la vie de son saint, et les exagérations de la piété filiale ont quelque chose de touchant qui désarme la critique.

Malgré ses défauts, ses lacunes et ses longueurs, cette biographie mérite d'être lue. Elle nous fait connaître un homme remarquable, qui unissait à la candeur de la foi l'héroïque courage des entreprises, un de ces hommes qui se donnent tout entiers à leur œuvre, et les hommes capables de se donner sont rares. Cet Écossais d'obscure origine, jardinier de son état, avait eu une dure enfance, dont les sévérités le préparaient de loin aux rudes labeurs de son apostolat. Il avait appris le maniement de la binette et les secrets de la greffe sous l'exacte discipline

d'un maître qui n'avait pas le cœur tendre. On le nourrissait mal, et, dans les nuits les plus rigoureuses d'un hiver écossais, il était sur pied dès quatre heures; pour rendre quelque sensibilité à ses pauvres doigts perclus, morts de froid, il en était réduit à frapper de grands coups contre le manche de sa bêche. Mais sa santé était aussi robuste que sa volonté était tenace. Taillé en athlète, il excellait dans tous les exercices du corps, et, né curieux, il employait ses loisirs à étudier le latin, l'arpentage et le violon. S'il ne fut jamais un grand latiniste, il devint un excellent menuisier, un habile forgeron, et tout ce qu'il avait appris dans sa jeunesse lui servit chez les Betchouanas.

Parmi nos voisins d'outre-Manche, les uns ont une religion fort tranquille, qui se contente de froides pratiques, exactement, mais froidement observées; les autres n'ont de goût que pour cette dévotion romanesque et orageuse, inventée au siècle dernier par John Wesley, dont l'éloquente prédication arrachait à son auditoire des sanglots convulsifs, excitait des tempêtes de larmes et de soupirs. Pour être un vrai converti selon le cœur de Wesley, qui enseignait à ses disciples la physiologie de la conversion, il faut se sentir perdu, damné, et après avoir savouré en quelque sorte tous les supplices de l'enfer, entendre tout à coup la voix qui appelle, qui console, acquérir la certitude d'un salut inespéré, fruit d'une grâce divine. Robert Moffat, devenu sous-jardinier de M. Leigh dans le comté de Chester, fut mis en rapport avec de pieux méthodistes, et il eut bientôt, lui aussi, sa crise, son drame, son roman : « Une

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