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LE

PRINCE DE BISMARCK

ET

M. MORITZ BUSCH

Tel homme de génie affecte un fastueux dédain pour toute l'espèce humaine et ne laisse pas de tenir beaucoup à sa réputation, à l'idée que peut se faire de son caractère et de ses talents le vil troupeau qu'il méprise. Le grand politique qui est aujourd'hui l'arbitre suprême des destinées de l'Europe est un exemple frappant de cette contradiction. Il regarde l'humanité comme un faucon regarde une fourmilière, mais ce faucon est très soucieux de ce que peuvent penser de lui les fourmis. Nous ne connaissons aucun homme d'État qui ait provoqué de son vivant tant de publications destinées à nous expliquer ses intentions, ses desseins, ses méthodes, ses procédés.

A côté de celles qui s'adressent aux lecteurs sérieux, M. de Bismarck en autorise d'autres, d'un style plus familier, à l'usage des simples, du vulgaire, de la foule, et longtemps il a fait de M. Moritz Busch son vulgarisateur d'office. M. Busch est un maître en

biographie anecdotique, il avait toutes les qualités requises pour cette sorte d'ouvrages. Il professe pour son héros une dévotion qui touche à la bigoterie. Le grand chancelier, auprès duquel il avait ses entrées, est pour lui un être infaillible et impeccable, un dieu dont il adore les mystères et qu'il ne se permet pas de discuter. Dans notre siècle, qu'on accuse de manquer de respect, un tel exemple d'humilité portée jusqu'à l'immolation, jusqu'à l'anéantissement de soi-même, a quelque chose de rare et de touchant. M. Busch dirait volontiers à M. de Bismarck ce que disait à Faust l'honnête Wagner:

Marcher près de vous me suffit,
C'est tout honneur et tout profit.

Aussi est-il infiniment sensible à la moindre marque d'attention qu'il obtient de son patron. Pendant l'automne de 1877, comme il était en séjour à Varzin, on partit un après-midi pour aller pêcher. Il était assis sur le siège de la voiture, et il y avait quelque désordre dans sa toilette; l'attache de son paletot dépassait son collet. M. de Bismarck, à qui il tournait le dos, dit au conseiller intime Tidemann:

Rentrez-lui donc son attache; nous pourrions être tentés de nous en servir pour le pendre, et il n'a pas mérité un traitement si rigoureux ».

Les historiens anecdotiers et un peu commères ne dédaignent aucun détail. Ils n'ignorent pas que, dans l'histoire d'un grand homme, ce sont les petites choses qui intéressent le plus les petites gens, que la foule des lecteurs aime à savoir ce qu'il mange et ce qu'il boit, s'il fait lui-même sa barbe, à quelle

heure il se couche, s'il dort sur le côté gauche ou sur le côté droit, combien il a d'armoires dans son cabinet de travail, comment il s'y prend pour empêcher sa cheminée de fumer, s'il préfère aux œufs sur le plat les œufs à la coque.

Paul-Louis Courier nous raconte dans le Pamphlet des pamphlets qu'il déjeunait un jour chez son camarade Duroc, logé depuis peu au rez-de-chaussée d'une vieille maison fort laide, entre cour et jardin. Ils étaient plusieurs à table, joyeux, bavards, en devoir de bien faire, quand tout à coup se présente sans être annoncé le camarade Bonaparte, nouveau propriétaire de la vieille maison, dont il habitait le premier étage. Il venait en voisin, et cette bonhomie étonna tous les convives. Ils se lèvent, ils s'empressent; le héros les fait rasseoir: « Il n'était pas de ces camarades à qui l'on peut dire : « Mets-toi là et « mange avec nous ». Cela eût été bon avant l'acquisition de la vieille maison. Debout à nous regarder, ne sachant trop que dire, il allait et venait. « Ce « sont des artichauts dont vous déjeunez là? Oui, ⚫ général. Vous, Rapp, vous les mangez à l'huile? - Oui, général. - Et vous, Savary, à la sauce? Moi, je les mange au sel. Ah! général, répond celui qui s'appelait alors Savary, vous êtes un grand homme, « vous êtes inimitable. » Nous ignorons si M. de Bismarck mange les artichauts au sel ou à l'huile; mais nous savons par M. Busch qu'avant que le docteur Schweninger l'eût mis au régime, il était un gros mangeur; que les gens qui pensent beaucoup ont besoin de beaucoup de nourriture. Nous savons aussi que, quoiqu'il cût du goût pour la bonne chère, il

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s'accommodait des mets les plus simples, que malgré sa préférence pour le cognac il ne faisait point fi de l'eau-de-vie de grain et qu'il en conserve soigneusement dans les caves de son château de Schönhausen quelques barriques, qu'il laisse vieillir pour l'usage de ses arrière-neveux. En cela comme en toute autre chose, M. Busch le trouve inimitable.

Nous ne méprisons pas les anecdotes. Il en est d'intéressantes, qui en disent très long sur les hommes et les choses. M. de Bismarck a raconté à son biographe que lorsqu'il fut envoyé à Francfort pour y représenter la Prusse, il n'y avait dans les séances de la commission militaire que le plénipotentiaire de l'Autriche qui, en vertu de son droit présidentiel, se permît de fumer. Un jour, M. de Bismarck eut l'audace de lui demander du feu, ce qui causa à tout le monde une indicible surprise mêlée de déplaisir. C'était un événement, presque une révolution, et les représentants des moyens comme des petits États s'empressèrent d'en référer à leurs gouvernements, de leur soumettre le cas. Les petites cours réfléchirent longuement sur cette affaire, qui leur parut si grave qu'elles ne savaient quel parti prendre, et, durant la moitié d'une année, il n'y eut que les deux grandes puissances qui fumèrent, après quoi le plénipotentiaire bavarois crut devoir sauvegarder la dignité de son pays en fumant aussi. Le Saxon mourait d'envie d'en faire autant, mais il n'avait pas encore obtenu l'autorisation de son ministre. Toutefois, dans la séance suivante, le Hanovrien, qui était au mieux avec l'Autriche, s'étant résolu à franchir le pas, il le franchit aussi et fuma.

A quelque temps de là, le Wurtembergeois sentit qu'il y allait de l'honneur du pays souabe et, quoiqu'il n'aimât pas à fumer, on le vit tirer de son étui un cigare long, mince, clair, couleur paille de seigle, qu'il alluma d'un air bourru, comme un homme qui fait à sa patrie le plus douloureux des sacrifices. De ce jour, il n'y eut que Hesse-Darmstadt qui ne fumât pas. Cette anecdote est très instructive, elle nous apprend à peu près ce qu'était l'ancienne Confédération germanique; c'est tout un chapitre d'histoire.

Non moins instructive est une autre anecdote que rapporte M. Busch sans oser prendre sur lui d'en garantir la parfaite authenticité. Dans le temps de son orageuse et remuante jeunesse, M. de Bismarck, accompagné d'un ami, alla un jour chasser la bécasse. On devait traverser un marécage recouvert d'un perfide gazon. L'ami était gros, un peu lourd; il` enfonça, demeura embourbé jusqu'aux aisselles et bientôt jusqu'aux oreilles. Après avoir fait de vains efforts pour se dégager, il appela à son secours le futur chancelier de l'empire germanique, qui lui répondit tranquillement : « Mon cher ami, tu ne sortiras jamais de ce trou, je ne vois aucun moyen de t'en tirer. Mais je veux t'épargner une mort lente, honteuse et dégradante en t'envoyant dans la tête une volée de plomb qui te procurera une fin plus convenable, plus digne de toi. Ne bouge pas, ce sera l'affaire d'une seconde. » Parlant ainsi, il relevaitlentement le canon de son fusil et couchait en joue l'infortuné qui, saisi d'une folle terreur, fit un effort surhumain et réussit à regagner la rive. A peine y fut-il en sûreté qu'il accabla d'injures son aimable

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