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M. FRANCESCO FRANCESCO CRISPI

ET

SA POLITIQUE

M. Crispi a été longtemps à la peine avant d'être à l'honneur. Il est arrivé bien tard, après avoir connu toutes les vicissitudes de la fortune, traversé plus d'un défilé, acheté le succès par beaucoup d'échecs et de chagrins. Cet avocat sicilien, né le 4 octobre 1819 d'une famille d'origine albanaise établie à Ribera dans la province d'Agrigente, avait le génie des complots, les talents et la trempe d'âme d'un conspirateur et l'on put croire qu'il passerait sa vie à conspirer. En 1848, il avait pris une part considérable à la révolte de la Sicile et, en 1849, il fut du nombre des quarante-trois insurgés que Ferdinand II déclara exclus de toute amnistie. Il se réfugia en Piémont, où il se fit journaliste; il y conspira bientôt et fut expulsé en 1853. Il chercha un asile à Malte; le gouvernement piémontais l'en fit chasser. De Malte il se rendit à Paris, où il gagna péniblement son pain; mais il était jeune, amoureux de son malheur, et

l'escalier d'autrui ne lui semblait pas dur à monter. A deux reprises, il eut des difficultés avec la police française, et il fut mis à la porte en 1858. Il se retira à Londres, où il conspira avec le roi et le pontife des conspirateurs, Mazzini. Ses tribulations n'avaient abattu ni son audace ni sa fierté. Il a prouvé plus d'une fois qu'il avait l'âme forte et l'espérance tenace. La fameuse expédition des Mille et l'amitié de Garibaldi le mirent en lumière. Après l'annexion de la Sicile et de Naples au royaume d'Italie, il fut nommé député au parlement de Turin, et il se signala bientôt par les emportements de son éloquence impétueuse, par ses dures apostrophes, par ses virulentes sorties, par l'insolence de ses ripostes, par ses hautains défis, par ses attitudes et ses colères de coq de combat. Ses ennemis, qui étaient nombreux, et ses amis, qui le redoutaient plus qu'ils ne l'aimaient, s'accordaient à penser qu'il ne serait jamais qu'un tribun, qu'il n'était pas assez maître de lui pour devenir un homme d'État, un homme de gouvernement. L'ambition le rongeait. Plus d'une fois il crut voir la vague approcher, mais elle se retira bien vite. Il essuya de violents dégoûts; il laissait éclater ses dépits. Il fut sur le point de renoncer à la partie, de rentrer dans la vie privée; mais, aussitôt sa démission donnée, il se ravisait. Lorsque, en 1876, la gauche parvint au pouvoir, aucun portefeuille ne lui fut offert; ses amis le condamnaient à leur tenir l'étrier. On sentit cependant que c'était un homme à ménager, et peu après on le porta à la présidence de la Chambre. Il joua quelque temps le rôle de protecteur du cabinet, et il

semblait dire à ses protégés: Appliquez-vous à me plaire ou il vous en cuira.

Enfin, en 1878, M. Depretis lui offrit le ministère de l'intérieur. Il l'accepta avec empressement, et ne le conserva que deux mois environ. Il était ministre quand le roi Victor-Emmanuel et le pape Pie IX moururent à quelques semaines d'intervalle, et dans ces deux crises, l'ex-révolutionnaire prouva qu'il s'entendait à administrer, à maintenir l'ordre. Mais en deux mois il s'était attiré de si méchantes affaires et des inimitiés si implacables que, sur les pressantes instances de M. Depretis et pour échapper à des tempêtes, il dut résigner son office avant la rentrée de la Chambre. Que lui reprochait-on? Beaucoup de choses, et surtout sa raideur d'esprit, ses procédés cavaliers, son humeur brusque, impérieuse, cassante. Il semblait qu'après cette catastrophe sa carrière fût définitivement close; on disait de lui: Il est fini, il est mort, il n'en reviendra pas. Dans les élections de 1880 il dut se débattre prodigieusement à Naples, à Tricarico, à Palerme, pour ne pas rester sur le carreau.

Le découragement le prit une fois encore, et une fois encore il donna sa démission, qu'il se décida difficilement à retirer. Sa suprême ressource fut de s'unir à MM. Zanardelli, Nicotera, Cairoli et Baccarini, de former avec eux ce conseil de généraux sans soldats, cette junte de mécontents aigris, ce parti des cinq boudeurs, qu'on appelait la pentarchie. On put croire que c'en était fait, qu'il bouderait jusqu'à sa mort, lorsque, enfin, par un brusque retour de fortune, M. Depretis lui offrit de nouveau un ministère. Peu de temps après, celui qu'on nommait le vieux

de Stradella vint à mourir; M. Crispi lui succéda dans la présidence du conseil, et à cette présidence il joignit deux portefeuilles, les affaires étrangères et l'intérieur, lourd fardeau qu'il porte allégrement. On l'eût contrarié beaucoup si on s'était avisé de le soulager en lui ôtant une partie de sa charge.

Il était arrivé et bien arrivé, installé, établi. Ce n'était plus un tribun, c'était le ministre le plus autoritaire qui eût jamais gouverné l'Italie, et désormais on s'accommodait de son humeur cassante. Comme l'a dit un de ses biographes : « Il ne cherche pas à conquérir les sympathies des Chambres, à les séduire par son sourire ou le charme de sa parole ; il s'impose à leur respect, à leur obéissance. Les bras repliés sur sa poitrine, il regarde son auditoire comme pour le préparer à entendre les choses mémorables qu'il va dire. Quand le silence règne partout et qu'on est tout oreilles, il lance sa phrase longtemps méditée, dure et quelquefois entortillée, et il courbe le dos, en ouvrant les bras comme pour ouvrir la route à son idée. Puis il se redresse, se raidit dans sa dignité, se tait, et tout à la fois il observe l'effet qu'a produit sa première phrase et il prépare l'effet que produira la seconde 1. » Choisissez votre moment pour l'interroger, car il ne répond pas toujours. N'espérez pas non plus qu'il examine toujours vos raisons et vous réfute dans toutes les règles. Las d'argumenter, il le prend de haut, il ordonne; il somme la place, et la place se rend. Il a l'air de

1. Francesco Crispi, profilo ed appunti, di Vincenzo Riccio. Editori L. Roux et C. Torino-Napoli, 1887.

dire Le seul gouvernement possible, c'est moi! — et peu s'en faut qu'il n'ajoute : L'Italie et moi, c'est la même chose. Il fut longtemps obéi sans contradiction. Quand on commença à le contredire un peu, il en fut quitte pour modifier son cabinet et pour jeter un gâteau de miel à ceux des mécontents qui faisaient le plus de bruit, à ceux qui avaient la voix la plus aigre et la dent la plus dure.

A quoi tient-il que M. Crispi ait dû attendre d'approcher de ses soixante-dix ans pour parvenir au poste auquel il a visé toute sa vie? Ses panégyristes prétendent que cet homme entier, inflexible, profondément convaincu, n'a jamais su plier sous aucun joug, ni se prêter à aucun accommodement, ni sacrifier ses principes à ses intérêts et à son ambition, que sa vertu a retardé son bonheur. Mais quand on considère de près son histoire, on ne voit pas qu'il ait jamais fait preuve d'une farouche intransigeance, d'une intraitable fidélité à ses idées. Il a commencé par être un chaud républicain, un fervent mazzinien. Il a rompu avec Mazzini pour faire acte d'adhésion à la maison de Savoie, et on ne peut le lui reprocher. Il avait compris, selon ses propres expressions, que la monarchie unissait les Italiens, que la république les diviserait, et il disait en 1864: « Nous voulons une Italie forte, grande, s'étendant des Alpes à l'extrémité de l'Apennin, et, à cet effet, nous serons avec le prince, nous ne faillirons pas à la parole que nous lui avons donnée ».

Mais pour justifier sa conversion à ses propres yeux, il entendait ne se rallier qu'à une royauté populaire, à une monarchie démocratique jusqu'à

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