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pourtant quelque douceur à prendre possession de ce cadavre et de la capitale du Soudan. Mais son triomphe a été court. Celui que l'ange Azraïl devait conduire au Caire, puis à la Mecque, celui qui se proposait de détrôner le padischah et qui annonçait dans ses proclamations qu'il abolirait les Korans, fermerait les mosquées et remplacerait tout par le mahdi est mort à Gabra, le 29 juin 1885. C'est la petite vérole qui a mis un terme à ses pompeuses destinées; elle ne respecte rien, pas même les messies.

Nous doutons que le fils d'Abdallah ait été longtemps regretté. Il régnait par la crainte; on l'accusait d'avoir le cœur farouche, des mains rapaces et ce sourire qui fait peur. Le désert africain a ses enfantements, il n'a pas le secret des choses qui durent; il a ses épopées, ses chansons de geste, il n'a pas d'histoire. Il en est des empires extraordinaires qu'on y voit paraître ou disparaître comme du ricin miraculeux qui sortit de terre pour ombrager la tête du prophète Jonas. Un ver le piqua; un jour l'avait vu grandir et monter jusqu'au ciel, ce fut assez d'une nuit pour le faire rentrer dans son néant.

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LÉOPOLD RANKE

L'Allemagne perdait naguère son plus grand historien, et ce n'est pas à Berlin seulement que cette perte a été vivement ressentie, Léopold Ranke avait conquis partout ses droits de bourgeoisie. En France comme en Angleterre, comme en Italie, comme aux États-Unis, il avait de chauds admirateurs. A l'autorité, à la profondeur du savoir, à la souveraine compétence, il unissait l'agrément, la bienveillance, les grâces de l'esprit. Tous les peuples dont il a raconté. l'histoire ont trouvé en lui un juge clément autant qu'intègre. Il n'a flatté ni offensé personne; il a pratiqué toute sa vie l'art difficile d'être sincère sans jamais cesser d'être aimable.

Si bon patriote qu'il fût, ce grand Allemand était un Européen, un esprit sans préjugés et sans frontières. On raconte qu'une tribu nègre, voyant pour la première fois des Anglais, décida tout d'une voix que l'homme blanc était un vieux singe, qu'il avait l'air d'un homme et que pourtant ce n'était pas un homme. Tel historien allemand, qu'on pourrait

nommer, est disposé à croire que tout ce qu'il y a de bon dans l'espèce humaine lui vient de la race germanique, que l'Allemand seul est un homme véritable et complet. Ranke en jugeait autrement. Il considérait l'Europe comme une grande famille de peuples, dont chacun a ses aptitudes, ses talents, ses vertus propres et qui sont appelés à travailler tous ensemble à la grande œuvre de la civilisation, en suppléant à ce qui leur manque par des échanges et des emprunts. Tout récemment encore, il confessait qu'élevé dans l'esprit humanitaire du XVIIIe siècle, la marque lui en était à jamais restée. Il a toujours porté au front cette glorieuse tache, et, fier de son péché, il est mort dans l'impénitence finale. Il possédait, plus que tout autre historien moderne, le don d'universelle sympathie, et comme le vieil Hérodote, dont il aimait à chanter les louanges, il était impartial et tolérant moins par vertu que par goût.

Le 21 décembre 1885, le quatre-vingt-dixième anniversaire de sa naissance fut fêté en grande pompe. Il reçut ce jour-là les félicitations et les vœux de son roi, de la reine Augusta, du prince héritier, du ministère prussien, de l'Académie des sciences de Berlin, de plusieurs universités allemandes. Ce nonagénaire venait de mettre la dernière main au sixième volume de son Histoire universelle, et il se flattait de vivre assez pour la terminer. Cette joie lui a été refusée, mais sa gloire n'y perdra rien. -« Tu as su conserver dans tes vieilles années comme une fleur de jeunesse, lui écrivait en vers grecs le recteur de Schulpforte, et tes lèvres distillent le miel de Nestor. » On a surfait le bon Rollin

quand on l'a surnommé l'abeille de la France. On peut dire avec plus de justice que Léopold Ranke était l'abeille de l'Allemagne; il est permis d'ajouter que plus d'une guêpe allemande, envieuse du succès qu'avait son miel, a tâché, sans y réussir, de lui dérober son secret il l'a emporté avec lui.

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Il n'a jamais eu d'autre ambition que le désir d'exceller dans son art, et on a bientôt fait de raconter sa vie sans événements, consacrée tout entière à l'étude. Il était né en Thuringe; il était de petite taille et il avait des yeux noirs, le regard vif et perçant. Il enseigna quelque temps à Francfortsur-l'Oder; son Histoire des peuples germaniques et romans attira sur lui l'attention, il fut appelé à Berlin en 1825; il y passa soixante années sans changer de logement plus d'une fois, tant il était amoureux de son laborieux repos, tant il redoutait pour ses papiers, pour ses livres et pour lui-même les poignantes émotions d'un déménagement! Il enseignait, il écrivait, et il ne voulut jamais faire autre chose. On croira sans peine que ses cours étaient fort suivis; mais ceux qui ne l'ont pas entendu s'imagineront difficilement l'incroyable tension d'esprit que devaient s'imposer ses auditeurs pour le comprendre. Il avait une voix sourde, grêle, qui ne portait pas, un débit indistinct, monotone, à la fois rapide et languissant; l'animation perpétuelle de son visage, la vivacité saccadée de ses gestes, le feu de son regard témoignaient clairement qu'il s'intéressait beaucoup à ce qu'il disait. A vrai dire, c'est avec les yeux qu'il racontait les triomphes et les déceptions de Charles-Quint, la ligue de Smalkalde,

la bataille de Muhlberg et la diète d'Augsbourg.

On prétend à Berlin que Hegel dit un jour : « Il n'y a qu'un de mes disciples qui m'ait compris, et celui-là m'a mal compris ». Ranke aurait pu dire :

Il n'y a qu'un petit nombre de mes auditeurs qui m'entendent, et ceux-là m'entendent mal». On assure pourtant que ses leçons publiques étaient goûtées des officiers de la garde. Les apprentis historiens s'instruisaient davantage dans ses privatissima; c'était là qu'il s'appliquait à former des élèves, qu'il les conseillait, les encourageait, les redressait avec une hauteur de jugement toujours accompagnée de bienveillance et de bonne grâce. Riche d'expérience et prodigue de son bien, il leur montrait comment il faut s'y prendre pour peser et contrôler les témoignages, pour balancer les preuves et les autorités, pour unir à l'agrément la savante précision des recherches. Il les engageait à demeurer dans le doute quand la vérité se dérobait, à être circonspects dans leurs conjectures, à se défier des thèses spécieuses. Il s'efforçait de les initier à sa méthode sévère, qu'il a su rendre élégante. Ont-ils tous profité de ses leçons? L'orthopédie et ses appareils, les lits ondulés, les ceintures. à tuteurs, les corsets, les genouillères corrigent quelquefois les difformités du corps; mais on n'a pas découvert le moyen de redresser les esprits faux.

Si Ranke n'a pas fait école, il a fait ses livres, et ses livres suffisent à sa gloire. En racontant l'histoire politique de l'Europe au XVI et au XVIIe siècle, il s'est étudié surtout à mettre en lumière les relations réciproques des peuples germaniques et des nations néo-latines à l'époque de la Renaissance et de

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