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ROI LOUIS II DE BAVIÈRE

Dans l'été de 1880, les Bavarois s'apprêtaient à célébrer une grande fête nationale. Ils se souvenaient qu'en 1180, un descendant du margrave Arnoul II, le comte palatin Othon de Wittelsbach, fut proclamé duc de Bavière, que dans la suite des temps, les Wittelsbach étaient devenus des électeurs, puis des rois, et que sept siècles entiers s'étaient écoulés depuis leur avènement au pouvoir. D'un bout à l'autre du royaume, dans la Haute et dans la Basse-Bavière, dans les deux Palatinats, dans les trois Franconies comme dans la Souabe, nobles, bourgeois et paysans se disposaient à prouver par l'éclat de leurs réjouissances leur immuable attachement à la famille de leurs princes. On voulait donner de la pompe à ce jubilé, on ne regardait pas à la dépense, et cependant les temps étaient durs. Au mois de septembre 1879, le ministre des finances, M. de Riedel, avait annoncé aux Chambres que le budget se soldait par un déficit de plus de 13 millions

de marks et que pour le couvrir il fallait augmenter de 2 marks par hectolitre l'impôt sur le malt. On pouvait en conclure que désormais le litre de bière coûterait un peu plus cher, et le moindre renchérissement de la bière est, pour les Bavarois, une véritable calamité publique.

Le roi Louis II n'avait encore que trente-cinq ans, et depuis seize ans déjà il était sur le trône. La mort prématurée de son père, Maximilien II, l'avait obligé d'interrompre ses études universitaires pour faire dès 1864 son métier de roi. Il avait regretté ses professeurs et remplacé leurs leçons par de sérieuses et abondantes lectures. Dès les premiers jours de son règne, ses sujets l'avaient fêté, adoré. On le disait doux et généreux, il passait pour avoir toutes les bonnes intentions, des goûts nobles, l'esprit élevé, la passion des arts et de la poésie, l'amour des grands sentiments et des grandes choses. Tous ceux qui l'approchaient vantaient le charme de ses manières et de sa conversation; il séduisait, il fascinait. Comme le roi George V de Hanovre, il était l'homme le mieux fait, le plus distingué de son royaume; quiconque l'avait rencontré pouvait dire : « J'ai vu passer la royauté. Mais à la noblesse de son maintien, à sa superbe prestance, ce Wittelsbach joignait des grâces romantiques que les Guelfes ne connaissent pas. Il y avait du mystère dans son sourire, de l'inquiétude dans son regard, et parfois ses yeux semblaient chercher autour de lui quelque chose qu'ils ne trouvaient pas. On prétendait que, dans son enfance, étant sujet aux insomnies et n'aimant pas à être seul la nuit, il faisait venir sa gouver

nante pour lui raconter jusqu'au matin de longues histoires où intervenaient des fées, des nixes et des génies. Le goût des génies et des fées lui était resté, et la grave, la plantureuse Bavière pouvait se vanter d'avoir pour souverain un vrai roi de roman.

Mais ce roi de roman était quelquefois un roi sage; il avait au moins un bon sens intermittent, dont il donna à son peuple une preuve manifeste en 1880, à l'occasion du jubilé des Wittelsbach. Il n'entendait pas qu'on fit des folies en son honneur; il écrivit aux deux conseils administratifs de sa capitale pour leur représenter la difficulté des temps et les engager à ne pas dépenser tous leurs deniers en flammes du Bengale et en feux d'artifice, leur déclarant qu'il attachait plus d'importance aux bons sentiments qu'à l'éclat des démonstrations. En conséquence, il demandait qu'une partie des sommes votées pour les fêtes fût affectée à quelque œuvre de bienfaisance. Il fut écouté, il fut obéi, et les 530 000 marks que produisirent les collectes furent consacrés à une fondation destinée à secourir la classe ouvrière dans les villes et dans les campagnes. En même temps, Louis II prenait dans la succession de son père 650 000 marks, qui devaient servir à encourager des travaux d'art et de science.

Pouvait-il faire un usage plus judicieux de son argent et donner à ses sujets de plus sages instructions touchant la meilleure manière de célébrer des fêtes nationales? Le 22 août, il leur adressait une proclamation, à laquelle on n'eût rien trouvé à reprendre si le style en eût été plus simple, moins précieux Votre loyale fidélité, leur disait-il, est

le fondement de mon trône, votre attachement à ma dynastie et à ma personne est le plus beau joyau de ma couronne. Je vous remercie du plus profond de mon âme, et je me plais à vous donner l'assurance que votre bonheur est la condition de ma propre félicité. C'est avec ces sentiments que j'entre dans le VIIIe siècle de règne des Wittelsbach. Trois jours après, on procédait à la célébration du jubilé, et l'empressement que témoignèrent et les hautes et les basses classes donna la mesure de la popularité dont jouissait encore l'arrière-petit-fils de l'électeur Maximilien-Joseph IV, devenu roi de Bavière par la paix de Presbourg et par la grâce de Napoléon Ier.

Les Bavarois auraient éprouvé un douloureux étonnement si, au milieu de leurs réjouissances, un prophète était venu leur annoncer que, six ans plus tard, leur jeune souverain serait fou à lier, qu'il faudrait l'enfermer et qu'il donnerait à l'Europe le tragique spectacle d'un roi incapable de survivre à sa déchéance, et qui aime mieux se tuer que de n'être plus roi. Toutefois, si populaire qu'il fût encore et bien que personne ne lui fit l'injure de douter de sa raison, on signalait depuis longtemps dans sa conduite, dans ses habitudes, comme dans son caractère, dans son langage quelques bizarreries qui choquaient et inquiétaient son peuple.

On lui reprochait, tout d'abord, son entêtement à ne pas se marier. Un jour on s'était flatté qu'il se résoudrait à franchir le pas. En 1869, il avait paru concevoir un goût très vif pour la princesse Sophie de Bavière, aujourd'hui duchesse d'Alençon. En sortant d'un bal, où il s'était déclaré, il était monté

à cheval et jusqu'à l'aube il avait galopé dans les bois et raconté son aventure aux étoiles. Mais cette aventure n'avait point eu de lendemain; cette grande passion s'était bientôt calmée, cet amoureux s'était subitement refroidi et retiré. Son essai malencontreux l'avait à jamais dégoûté de l'amour; les femmes lui inspiraient dorénavant un invincible éloignement; à la réserve de sa mère, de la princesse Gisèle et de l'impératrice d'Autriche, il affectait de les mépriser toutes. Faut-il croire qu'aucune d'elles ne ressemblait à ses fées ou qu'amoureux de sa liberté, ce fier Hippolyte avait juré de ne laisser jamais asservir son cœur? La cantatrice qui se permit, un soir, de lui planter un baiser sur le front faillit payer de sa vie son audacieuse entreprise. Il ne voulait pas se donner, il voulait encore moins qu'on le prît. Le grand Frédéric, lui aussi, aimait peu les femmes, il cherchait ailleurs ses plaisirs : il s'était pourtant laissé marier. Les Hohenzollern ne tentent jamais de se soustraire aux obligations de leur état, aux nécessités de la vie commune, aux devoirs ingrats et déplaisants. Louis II, comte palatin du Rhin, duc de Bavière, de Franconie et de Souabe, n'était pas homme à sacrifier ses fantaisies ou ses dégoûts aux convenances de ses sujets, et ses sujets s'en plaignaient, tout en le respectant beaucoup.

On regrettait que ce prince, si jaloux de sa liberté, si attentif à la défendre contre les femmes, la défendît si mal contre certaines influences occultes et pernicieuses, contre d'indiscrets favoris qui s'insinuaient dans ses bonnes grâces par la flatterie ou s'imposaient à sa confiance par l'audace de leur charlata

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