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préface de Psyché, « que la prose lui coûte autant que les vers. »> Ses manuscrits, etc., etc..... (Voir page 62 de ce volume les mêmes détails). Ce soin extrême n'a pas lieu de nous surprendre dans l'ami de Boileau et de Racine, quoique probablement il y regardât de moins près pour cette foule de vers galants et badins dont il semait négligemment sa correspondance. Mais même en poussant aussi loin qu'on voudra cette exigence scrupuleuse de La Fontaine, et en estimant, d'après un précepte de rhétorique assez faux à mon gré, que chez lui la composition était d'autant moins facile que les résultats le paraissent davantage, on n'en viendra pas pour cela à comprendre par quel enchaînement d'études secrètes, et, pour ainsi dire, par quelle série d'épreuves et d'initiations, le pauvre La Fontaine prit ses grades au Parnasse et mérita, le jour précis qu'il eut quarante et un ans, de recevoir des neuf vierges le chapeau de laurier, attribut de maître en poésie, à peu près comme on reçoit un bonnet de docteur. En vérité, autant vaudrait dire qu'amoureux de dormir, comme il était, il dormit d'un long somme jusqu'à cet âge, et se trouva poëte au réveil. Mais le mot de l'énigme est plus simple. Livré, après une première éducation très-incomplète, à toutes les dissipations de la jeunesse et des sens, La Fontaine entendit un jour, de la bouche d'un officier qui passait par Château-Thierry, l'ode dc Malherbe: Que direz-vous, races futures, etc. Il avait alors vingtdeux ans, dit-on, et son génie prit feu aussitôt comme celui de Malebranche à la lecture du livre de l'Homme. Dès lors le jeune Champenois fit des vers, d'abord lyriques et dans le genre de Malherbe, mais il s'en dégoûta vite; puis galants et dans le goût de Voiture, et il y réussit mieux. Malheureusement, rien ne nous a été transmis de ces premiers essais. Sur le conseil de son parent Pintrel et de son ami Maucroix, il se remit sérieusement à l'étude de l'antiquité il lut et relut avec délices Térence, Horace, Virgile, dans les textes; Homère, Anacréon, Platon et Plutarque, dans les traductions. Quant aux auteurs français, il avait ceux du temps, passablement nombreux, et la littérature du dernier siècle, qui était encore fort en vogue, surtout hors de la capitale. En somme, Jean de La Fontaine, maître des eaux et forêts à Château-Thierry, devait passer pour un très-agréable poëte de province, quand un oncle de sa femme, le conseiller Jannart, s'avisa de le présenter au surintendant Fouquet, vers 1654. Ainsi introduit à la cour et dans le grand

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monde littéraire, il y paya sa bien-venue en sonnets, ballades, roneaux, madrigaux, sixains, dizains, poëmes allégoriques, et put bientôt paraître le successeur immédiat de Voiture et de Sarazin, le rival de Saint-Évremond et de Benserade; c'était le même ton, la même couleur d'adulation et de galanterie, quoique d'ordinaire avec plus de simplicité et de sentiment. A cette époque, La Fontaine fréquentait avec assiduité la maison de Guillaume Colletet, père du rimeur crotté et famélique, depuis fustigé par Boileau. Ce Guillaume Colletet, singulièrement enclin, selon l'expression de Ménage, aux amours ancillaires, avait épousé, l'une après l'autre, trois de ses servantes, et en était, pour le moment, à sa troisième et dernière, appelée Claudine, dont la beauté, jointe à la réputation d'esprit que lui faisait son mari débonnaire, attirait chez elle une foule d'adorateurs. Comme on y causait beaucoup littérature, et que Colletet avait une connaissance particulière et un amour ardent de nos vieux poëtes 1, La Fontaine ne dut pas moins retirer d'instruction auprès de l'époux que d'agrément auprès de la dame. Je suis sûr que plus tard il lui arriva de regretter la table du bon Colletet, où, avec bien d'autres licences, il avait celle d'admirer à son aise Crétin, Coquillart, Guillaume Alexis, Martial d'Auvergne, Saint-Gelais, d'Urfé, voire même Ronsard2, sans craindre les bourrasques de Boileau. Et Racine, le doux et tendre Racine, qui avait plus d'un faible de commun avec La Fontaine, n'était-il pas obligé aussi de se cacher de Boileau, pour oser rire des facéties de Scarron ?

1 Colletet avait été l'un des cinq auteurs qui formaient le conseil littéraire de Richelieu; et, grâce aux largesses du cardinal, il avait pu acheter dans le faubourg Saint-Marceau, tout à côté de l'ancien logement de Baïf, une maison que Ronsard avait autrefois habitée; circonstances glorieuses qu'il ne se lassait pas de remémorer. Il y eut un moment où les deux Colletet père et fils, et la belle-mère de celui-ci, la belle-maman, comme il disait, se faisaient à qui mieux mieux en madrigaux les honneurs du Parnasse : ce qui devait prêter assez matière aux rieurs du temps (Mémoires de Critique et de Littérature, par d'Artigny, tome VI).

2 Il faut avouer pourtant que le nom de Ronsard, pour le peu qu'il se trouve chez La Fontaine, n'y figure guère autrement ni mieux que chez les autres contemporains; dans une lettre de lui à Racine (1686), on lit: Ronsard est dur, sans goût, sans choix, etc.; et il lui oppose Racan si élégant et agréable malgré son ignorance. La Fontaine, qui se laissait dire beaucoup de choses aisément, avait pour lors adopté sur Ronsard l'opinion courante, et un peu oublié ce qu'autrefois le vieux Colletet lui avait dû en raconter.

Nous n'avons pas l'intention de suivre plus longtemps la vie de notre poëte. Qu'il nous suffise d'avoir rappelé que, durant les vingt ans écoulés depuis l'aventure de l'ode jusqu'à la publication de Joconde (1662), il ne cessa de cultiver son art; qu'il composa, dans le genre et sur le ton à la mode, un grand nombre de vers dont trèspeu nous sont restés, et que s'il y porta depuis 1664, c'est-à-dire depuis les débuts de Boileau et de Racine, plus de goût, de correction, de maturité, et parut adopter comme une seconde manière, il garda toujours assez de la première pour qu'on reconnût en lui le commensal du vieux Colletet, le disciple de Voiture, et l'ami de SaintÉvremond. Ce n'est pas seulement à la physionomie de son style qu'on s'en aperçoit: le choix peu scrupuleux de ses sujets, et, encore plus, le déréglement absolu de sa vie, se ressentaient des habitudes de la bonne Régence; le favori de Fouquet avait longtemps vécu au milieu des scandales de Saint-Mandé; il les avait célébrés, partagés, et était resté fidèle aux mœurs autant qu'à la mémoire d'Oronte. Louis XIV du moins, même avant sa réforme, voulait qu'on mît dans le désordre plus de mesure et de décorum. Ces circonstances réunies nous semblent propres à expliquer la défaveur de La Fontaine à la cour, et l'injustice dont on accuse l'auteur de l'Art Poétique de s'être rendu coupable envers lui.

A ne les considérer que sous le côté littéraire, il est permis de soupçonner que Boileau et La Fontaine n'avaient peut-être pas tout ce qu'il fallait pour s'apprécier complétement l'un l'autre ; ils représentaient, en quelque sorte, deux systèmes différents, sinon opposés, de langue et de poésie. Un long parallèle entre eux serait superflu. On connaît assez les principes et les préceptes de notre législateur littéraire. Son ami, trop humble pour se croire son rival, en continuant de cheminer dans les voies tracées, se contentait d'être le dernier et le plus parfait de nos vieux poëtes. C'était, il est vrai, un vieux poëte unique en son genre, et par mille endroits ne ressemblant à nul autre, ni à maître Vincent, ni à maître Clément, ni à maître François ; un vieux poëte, adorateur de Platon, fou de Machiavel, entété de Boccace, qui chérissait Homère et l'Arioste, oubliait de dîner pour Tite-Live, goûtait Térence en profitant de Tabarin, qu'une ode de Malherbe transportait presque à l'égal de Peau d'Ane, et dont l'admiration vive et mobile, comme celle d'un enfant, embrassait toutes les beautés, s'ouvrait à toutes les impressions, en recevait indifféremment du nord ou du midi, et trouvait place même

pour le prophète Baruch, quand Baruch il y avait 1. De tant de richesses amassées au jour le jour, sans efforts et sans dessein, déposées et fondues ensemble dans le naturel le plus heureux du monde, s'était formé avec l'âge cet inimitable style, à la fois trop complexe et trop simple pour être défini, et qu'on caractérise en l'appelant celui de La Fontaine. Que Boileau n'ait pas rougi d'avancer (comme Monchesnay et Louis Racine l'assurent) que ce style n'appartient pas en propre à La Fontaine, et n'est qu'un emprunt de Marot et de Rabelais, nous répugnons à le croire; ou, s'il l'a dit en un instant d'humeur, il ne le pensait pas. Sa dissertation sur Joconde, et vingt passages formels où il rend à son confrère un éclatant hommage, l`attesteraient au besoin. Il est pourtant vraisemblable que le censeur austère qui se repentait d'avoir loué Voiture, qui sentait peu Quinault, et appelait Saint-Évremond un charlatan de ruelles, ne coulait pas toujours avec assez d'indulgence sur la fadeur galante de la morale lubrique, les restes de faux goût et les négligences nombreuses du charmant poëte 2. Mais ce ne serait pas assez pour motiver l'omission du nom de La Fontaine dans l'Art poétique, si l'on ne songeait que, par son attachement pour Fouquet, et principalement par la publication de ses contes, le bonhomme avait provoqué le mécontentement du monarque, si sévère en fait de convenance, et qu'il eut sa part de cette rancune glaciale et durable dont les Saint-Évremond et les Bussy, beaux-esprits espiègles et libertins, furent également victimes. Boileau sans doute eut tort de sacrifier, je ne dis pas l'amitié, mais l'équité, à la peur de déplaire; du moins aucune pensée dejalousie n'entra dans sa faiblesse. S'il parut se glisser ensuite

1 La Fontaine ayant appris que le savant Huet désirait voir la traduction italienne des Institutions de Quintilien par Toscanella, qu'il possédait, s'empressa de la lui offrir en y joignant cette épître naïve en l'honneur des anciens et de Quintilien: ce qui prouvait, dit Huet, la candeur du poëte, lequel, en se déclarant pour les anciens contre les modernes dont il était l'un des plus agréables auteurs, plaidait contre sa propose cause. On lit cela dans le Commentaire latin de Huet sur lui-même, qui renferme de curieux jugements peu connus sur Boileau, Corneille et autres on s'en tient d'ordinaire au Huetiana, qui n'est pas la même chose.

2 Dans une lettre à Charles Perrault (1701), Boileau, voulant montrer qu'on n'a point envié la gloire aux poëtes modernes dans ce siècle, dit : « Avec quels < battements de mains n'y a-t-on point reçu les ouvrages de Voiture, de Sa<< razin et de La Fontaine! etc. » On le voit, pour lui La Fontaine était de cette famille un peu antérieure au pur et grand goût de Louis XIV.

entre les deux grands écrivains un refroidissement qui augmenta avec les années, la faute n'en fut pas à lui tout entière. Lui-même il déplorait sincèrement, dans l'homme illustre et bon, les penchants, désormais sans excuse, qui l'arrachaient de plus en plus au commerce des honnêtes gens de son âge. Ainsi s'étaient tristement évanouies ces brillantes et douces réunions de la rue du Vieux-Colombier et de la maison d'Auteuil. Molière et Racine avaient de bonne heure cessé de se voir; Chapelle, adonné à des goûts crapuleux, était perdu pour ses amis, et La Fontaine aussi les affligeait par de longs désordres qui souillèrent à la fois son génie et sa vieillesse.

Comme poëte, il fut, avons-nous dit, le dernier de son école, et n'eut, à proprement parler, ni disciples, ni imitateurs. N'oublions point, toutefois, que bien des rapports d'inclinations et même de talent le liaient à Chapelle et à Chaulieu; que, jusqu'au temps de sa conversion, il venait fréquemment deviser et boire sous les marronniers du Temple, à la même table où s'assirent plus tard JeanBaptiste Rousseau et le jeune Voltaire; et que ce dernier surtout, vif, brillant, frivole, puisa au sein de cette société joyeuse, où circulait l'esprit des deux Régences, certaines habitudes gauloises de licence, de malice et de gaieté, qui firent de lui, selon le mot de Chaulieu, un successeur de Villon, quoiqu'à dire vrai Voltaire n'eût peut-être jamais lu Villon, et que, pour un convive du Temple, il parlât trop lestement de La Fontaine.....

FIN DU TOME PREMIER.

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