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APPENDICE.

LA FONTAINE, page 50.

(L'article suivant, écrit dans le Globe (15 septembre 1827), à propos des Fables de La Fontaine rapprochées de celles des autres auteurs par M. Robert, ajoute quelques détails et quelques développements au morceau que contient ce volume.)

La littérature du siècle de Louis XIV repose sur la littérature française du xvie et de la première moitié du xviie siècle; elle y a pris naissance, y a germé et en est sortie; c'est là qu'il faut se reporter si l'on veut approfondir sa nature, saisir sa continuité, et se faire une idée complète et naturelle de ses développements. Pour apprécier, en toute connaissance de cause, Racine et son système tragique, il n'est certes pas inutile d'avoir vu ce système, encore méconnaissable chez Jodelle et Garnier, recevoir grossièrement, sous la plume de Hardy, la forme qu'il ne perdra plus désormais, et n'arriver à l'auteur des Frères ennemis qu'après les élaborations de Mairet et avec la sanction du grand Corneille. On ne porterait de Molière qu'un jugement imparfait et hasardé si on l'isolait des vieux écrivains français auxquels il reprenait son bien sans façon, depuis Rabelais et Larivey jusqu'à Tabarin et Cyrano de Bergerac. Boileau lui-même, ce strict réformateur, qui, à force d'épurer et de châtier la langue, lui laissa

trop peu de sa liberté première et de ses heureuses nonchalances, Boileau ne fait autre chose que continuer et accomplir l'œuvre de Malherbe; et, pour se rendre compte des tentatives de Malherbe, on est forcé de remonter à Ronsard, à Des Portes, à Regnier, en un mot à toute cette école que le précurseur de Despréaux eut à combattre. Mais si ces études préliminaires trouvent quelque part leur application, n'est-ce pas surtout lorsqu'il s'agit de La Fontaine et de ses ouvrages? Contemporain et ami de Boileau et de Racine, le bonhomme, au premier abord, n'a presque rien de commun avec eux que d'avoir aussi du génie; et ce serait plutôt à Molière qu'il ressemblerait, si l'on voulait qu'il ressemblât à quelqu'un parmi les grands poëtes de son âge. Rien qu'à lire une de ses fables ou l'un de ses contes après l'Épître au Roi ou l'Iphigénie, on sent qu'il a son idiome propre, ses modèles à part et ses prédilections secrètes. Il est fort facile et fort vrai de dire que La Fontaine se pénétra du style de Marot, de Rabelais, et le reproduisit avec originalité; mais de Marot et de Rabelais à La Fontaine il n'y a pas moins de cent ans d'intervalle; et, quelque vive sympathie de talent et de goût qu'on suppose entre eux et lui, une si parfaite et si naturelle analogie de manière, à cette longue distance, a besoin d'explication, bien loin d'en pouvoir servir. Sans doute il a dû trouver en des temps plus voisins quelque descendant de ces vieux et respectables maîtres, qui l'aura introduit dans leur familiarité : car l'idée ne lui serait jamais venue de restituer immédiatement leur faire et leur dire, ainsi que l'a tenté de nos jours le savant et ingénieux Courier. Ce n'était pas à beaucoup près un travailleur opiniâtre ni un érudit que La Fontaine, ni encore moins un investigateur de manuscrits, comme on l'a récemment avancé 1, et il employait ses nuits à tout autre chose qu'à feuilleter de poudreux auteurs, ou à pâlir sur Platon et Plutarque, que d'ailleurs, il aimait fort à lire durant le jour. Aussi, en publiant ses savantes recherches sur nos anciennes fables, M. Robert a grand soin d'avertir qu'il ne prétend nullement indiquer les sources où notre immortel fabuliste a puisé : « Je suis bien persuadé, dit-il, que la plupart lui ont été totalement inconnues. » Un tel aveu dans la bouche d'un commentateur est la preuve d'un excellent esprit.

1 C'est surtout Victorin Fabre qui soutenait cette thèse : il avait intérêt à voir en toutes choses le laborieux.

Avant de parler du travail important de M. Robert, nous essaierons, en profitant largement de sa science aussi bien que de celle de M. Walckenaer, d'exposer avec précision quelles furent, selon nous, l'éducation et les études de La Fontaine, quelles sortes de traditions littéraires lui vinrent de ses devanciers, et passèrent encore à plusieurs poëtes de l'âge suivant.

Et, d'abord, on a droit de regarder comme non avenus, par rapport à La Fontaine et à son époque, les anciens poëmes français antérieurs à la découverte de l'imprimerie, si l'on excepte le Roman de la Rose, dont le souvenir s'était conservé, grâce à Marot, durant le xvie siècle, et qu'on lisait quelquefois ou que l'on citait du moins. L'imprimerie, en effet, fut employée dans l'origine à fixer et à répandre les textes des écrivains grecs et latins, bien plus qu'à exhumer les œuvres de nos vieux rimeurs. Personne parmi les doctes ne songeait à eux; il arriva seulement que leurs successeurs profitèrent, depuis lors, du bénéfice général, et participèrent aux honneurs de l'impression. Marot, le premier, en disciple reconnaissant et respectueux, voulut sauver de l'oubli quelques-uns de ceux qu'il appelait ses maîtres: il restaura à grand'peine et publia Villon; il donna une édition du Roman de la Rose, dont il rajeunit, comme il put, le style. Mais son érudition n'était pas profonde, même en pareille matière, et très-probablement il déchiffrait cette langue surannée avec moins de sagacité et de certitude que ne le font aujourd'hui nos habiles, M. Méon ou M. Robert par exemple. Ronsard et ses disciples vinrent alors, qui abjurèrent le culte des antiquités nationales et les laissèrent en partage aux érudits, aux Pasquier, aux La Croix du Maine, aux Du Verdier, aux Fauchet, dont les travaux, tout estimables qu'ils sont pour le temps, fourmillent d'erreurs et attestent une extrême inexpérience. L'école de Malherbe, par son dédain absolu pour le passé, n'était guère propre à réveiller le goût des curiosités gauloises, et on ne le retrouve un peu vif que chez Guillaume Colletet, Ménage, du Cange, Chapelain, La Monnoye, tous doctes de profession. Ce fut seulement au XVe siècle que les fabliaux et les romans-manuscrits devinrent l'objet d'investigations et d'études sérieuses. Irons-nous donc, à l'exemple de certains critiques, ranger La Fontaine parmi ces deux ou trois antiquaires de son temps, et mettre le bonhomme tout juste entre Ménage et La Monnoye, lesquels, comme on sait, tournaient si galamment les vers grecs et les offraient aux dames en guise de madrigaux? Il y a dans

un recueil manuscrit du xive siècle une fable du Renard et du Corbeau, et dans cette fable on lit ce vers :

Tenait en son bec un fourmage,

qui se retrouve tout entier chez La Fontaine. En faut-il conclure, avec plusieurs personnes de mérite consultées par M. Robert, que notre fabuliste a évidemment dérobé son vers à l'obscur Ysopet, et que, pour s'en donner l'honneur, il s'est bien gardé d'éventer le larcin? Ainsi, le comte de Caylus,'dès qu'il eut mis le nez dans les fabliaux, saisi d'un bel enthousiasme, crut y découvrir tout La Fontaine et tout Molière, et se plaignit amèrement du silence obstiné que ces illustres plagiaires avaient gardé sur leurs victimes. Un critique éclairé du Journal des Débats, séduit par quelques traits de vague ressemblance, et cédant aussi à cette influence secrète qu'exerce le paradoxe sur les meilleurs esprits, estime que La Fontaine doit beaucoup « et à nos contes, et « à nos poëmes, et à nos proverbes, depuis le Roman du Renart, << dont on ne me persuadera jamais qu'il n'ait pas eu connaissance, « jusqu'aux farces de ce Tabarin qu'il cite si plaisamment dans une « de ses fables. » Quant aux farces de Tabarin, quant à nos contes, à nos poëmes imprimés, je pourrais tomber d'accord avec le savant critique; mais le Roman du Renart, alors manuscrit et inconnu, où le bonhomme l'eût-il été déterrer? et quand on le lui aurait mis entre les mains, de quelle façon s'en fût-il pris pour le déchiffrer, même à grand renfort de besicles, comme disent Rabelais et Paul-Louis? On voit dans le Ménagiana que Ménage (ou peut-être La Monnoye; je ne sais trop si l'endroit ne se rapporte pas à l'éditeur) eut communication, pendant deux jours, d'un vieux roman-manuscrit in-folio, intitulé le Renart contrefait, espèce de parodie du Roman du Renart. A propos d'un passage du poëme, il remarque que M. de La Fontaine aurait pu en tirer parti pour une fable, et sa manière de dire fait entendre assez clairement que M. de La Fontaine ne le connaissait pas. Nous persisterons donc à croile, jusqu'à démonstration positive du contraire, qu'en matière de poëmes et de romans d'une pareille date, l'aimable conteur était d'une ignorance précisément égale à celle de Marot, de Rabelais, de Passerat, de Regnier et de Voiture; on pourra même trouver que ces derniers le dispensaient assez naturellement des autres.

L'esprit léger, moqueur, grivois, qui de tout temps avait animé nos auteurs de fabliaux, de contes, de farces et d'épigrammes, ne

s'était pas éteint vers le milieu du xvie siècle, avec l'école de Marot, en la personne de Saint-Gelais. Malgré Du Bellay, Ronsard, Jodelle, et leurs prétentions tragiques, épiques et pindariques, cet esprit, immortel en France, avait survécu, s'était insinué jusque parmi leur auguste troupe, et tel qu'un malicieux lutin, au lieu d'une ode ampoulée, leur avait dicté bien souvent une chanson gracieuse et légère. D'Aubigné et Regnier, grands admirateurs et défenseurs de Ronsard, appartenaient par leur talent à l'ancienne poésie, et lui rendaient son accent d'énergie familière et, si j'ose ainsi dire, son effronterie naïve; Passerat et Gilles Durant lui conservaient son badinage ingénieux et ses piquantes finesses. La venue de Malherbe n'interrompit point brusquement ces habitudes nationales, et son disciple Maynard fut plus d'une fois, dans l'épigramme, celui de Saint-Gelais. D'Urfé, Colletet, mademoiselle de Gournay, mademoiselle de Scudery et beaucoup d'autres illustres de cet âge, aimaient notre ancienne littérature, tout en lui préférant la leur. Il y avait quatre-vingts ans environ que le sonnet italien avait détrôné le rondeau gaulois, les ballades et les chants royaux: Voiture, Sarazin, Benserade, y revinrent, et cherchèrent de plus à reproduire le style des maîtres du genre. Mais déjà, depuis 1621, La Fontaine était né, vers le même temps que Molière, quinze ans avant Boileau, dix-huit ans avant Raçine.

Les premiers contes pourtant ne parurent qu'en 1662 (d'autres disent 1664). Ils avaient été précédés, et non pas annoncés, en 1654, par la faible comédie de l'Eunuque. La Fontaine avait donc quarante et un ans lorsqu'il commençait au grand jour sa carrière poétique. Quelle explication donner de ce début tardif? Son génie avait-il jusque-là sommeillé dans l'oubli de la gloire et l'ignorance de luimême? Ou bien s'était-il préparé, par une longue et laborieuse éducation, à cette facilité merveilleuse qu'il garda jusqu'aux derniers jours de sa vieillesse, et doit-on admettre ainsi que les fables et les contes du bonhomme ne coûtèrent pas moins à enfanter que les odes de Malherbe? J'avoue qu'a priori cette dernière opinion me répugne; et, sans être de ceux qui croient à la suffisance absolue de l'instinct en poésie, je crois bien moins encore à l'efficacité de vingt années de veilles, quand il s'agit d'une fable ou d'un conte, dût la fable être celle de la Laitière et du Pot au lait, et le conte celui de la Courtisane amoureuse. Que La Fontaine ait travaillé et soigné ses ouvrages, ce ne peut être aujourd'hui l'objet d'un doute. Il confesse, dans la

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