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tardent pas; le côté des amours-propres se fait bientôt jour, et corrompt les douceurs les mieux apprêtées; de toutes ces affections subtiles qui s'entrelacent les unes aux autres, i sort inévitablement quelque chose d'amer.

Un autre vœu moins chimérique, un désir moins vaste e bien légitime que forme l'âme en s'ouvrant à la poésie, c'es d'obtenir accès jusqu'à l'illustre poëte contemporain qu'elle préfère, dont les rayons l'ont d'abord touchée, et de gagner une secrète place dans son cœur. Ah! sans doute, s'il vit de nos jours et parmi nous, celui qui nous a engendré à la mélodie, dont les épanchements et les sources murmurantes ont éveillé les nôtres comme le bruit des eaux qui s'appellent, celui à qui nous pouvons dire, de vivant à vivant, et dans un aveu troublé (con vergognosa fronte), ce que Dante adressait à l'ombre du doux Virgile :

Or se' tu quel Virgilio, e quella fonte
Che spande di parlar si largo fiume?

Vagliami'l lungo studio e 'l grande amore
Che m' han fatto cercar lo tuo volume;

Tu se' lo mio maestro, e 'l mio autore....,

sans doute il nous est trop charmant de le lui dire, et il ne doit pas lui être indifférent de l'entendre. Schiller et Goethe, de nos jours, présentent le plus haut type de ces incomparables hyménées de génies, de ces adoptions sacrées et fécondes. Ici tout est simple, tout est vrai, tout élève. Heureuses de telles amitiés, quand la fatalité humaine, qui se glisse partout, les respecte jusqu'au terme ; quand la mort seule les délie, et, consumant la plus jeune, la plus dévouée, la plus tendre au sein de la plus antique, l'y ensevelit dans son plus cher tombeau! A défaut de ces choix resserrés et éternels, il peut exister de poëte à poëte une mâle familiarité, à laquelle il est beau d'être admis, et dont l'impression franche dédommage sans peine des petits attroupements concertés. On se visite après l'absence, on se retrouve en des

lieux divers, on se serre la main dans la vie; cela procure des jours rares, des heures de fête, qui ornent par intervalles les souvenirs. Le grand Byron en usait volontiers de la sorte dans ses liaisons si noblement menées; et c'est sur ce pied de cordialité libre que Moore, Rogers, Shelley, pratiquaient l'amitié avec lui. En général, moins les rencontres entre poëtes qui s'aiment ont de but littéraire, plus elles donnent de vrai bonheur et laissent d'agréables pensées. Il y a bien des années déjà, Charles Nodier et Victor Hugo en voyage pour la Suisse, et Lamartine qui les avait reçus au passage dans son château de Saint-Point, gravissaient, tous les trois ensemble, par un beau soir d'été, une côte verdoyante d'où la vue planait sur cette riche contrée de Bourgogne; et, au milieu de l'exubérante nature et du spectacle immense que recueillait en lui-même le plus jeune, le plus ardent de ces trois grands poëtes, Lamartine et Nodier, par un retour facile, se racontaient un coin de leur vie dans un âge ignoré, leurs piquantes disgrâces, leurs molles erreurs, de ces choses oubliées qui revivent une dernière fois sous un certain reflet du jour mourant, et qui, l'éclair évanoui, retombent à jamais dans l'abîme du passé. Voilà sans doute une rencontre harmonieuse, et comme il en faut peu pour remplir à souhait et décorer la mémoire; mais il y a loin de ces hasards-là à une soirée priée à Paris, même quand nos trois poëtes y assisteraient.

Après tout, l'essentiel et durable entretien des poëtes, celui qui ne leur manque ni ne leur pèse jamais, qui ne perd rien, en se renouvelant, de sa sérénité idéale ni de sa suave autorité, ils ne doivent pas le chercher trop au dehors; il leur appartient à eux-mêmes de se le donner. Milton, vieux, aveugle et sans gloire, se faisant lire Homère ou la Bible par la douce voix de ses filles, ne se croyait pas seul, et conversait, de longues heures, avec les antiques génies. Machiavel nous a raconté, dans une lettre mémorable, comment après sa journée passée aux champs, à l'auberge, aux propos vul

gaires, le soir tombant, il revenait à son cabinet, et, dépouillant à la porte son habit villageois couvert d'ordure et de boue, il s'apprêtait à entrer dignement dans les cours augustes des hommes de l'antiquité. Ce que le sévère historien a si hautement compris, le poëte surtout le doit faire; c'est dans ce recueillement des nuits, dans ce commerce salutaire avec les impérissables maîtres, qu'il peut retrouver tout ce que les frottements et la poussière du jour ont enlevé à sa foi native, à sa blancheur privilégiée. Là il rencontre, comme Dante au vestibule de son Enfer, les cinq ou six poëtes souverains dont il est épris; il les interroge, il les entend; il convoque leur noble et incorruptible école (la bella scuola), dont toutes les réponses le raffermissent contre les disputes ambiguës des écoles éphémères; il éclaircit, à leur flamme céleste, son observation des hommes et des choses; il y épure la réalité sentie dans laquelle il puise, la séparant avec soin de sa portion pesante, inégale et grossière; et, à force de s'envelopper de leurs saintes reliques, suivant l'expression de Chénier, à force d'être attentif et fidèle à la propre voix de son cœur, il arrive à créer comme eux selon sa mesure, et à mériter peut-être que d'autres conversent avec lui un jour.

1831.

CHARLES NODIER'.

Le titre de littérateur a quelque chose de vague, et c'est le seul pourtant qui définisse avec exactitude certains esprits, certains écrivains. On peut être littérateur, sans être du tout historien, sans être décidément poëte, sans être romancier par excellence. L'historien est comme un fonctionnaire officiel et grave, qui suit ou fraie les grandes routes et tient le centre du pays. Le poëte recherche les sentiers de traverse le plus souvent; le romancier s'oublie au cercle du foyer, ou sur le banc du seuil devant lequel il raconte. Les livres et les belles-lettres peuvent n'être que fort secondaires pour eux, et l'historien lui-même, qui s'en passe moins aisément, y voit surtout l'usage positif et sévère. On peut être littérateur aussi, sans devenir un érudit critique à proprement parler; le métier et le talent d'érudit offrent quelque chose de distinct, de précis, de consécutif et de rigoureux. Un littérateur, dans le sens vague et flottant où je le laisse, serait au besoin et à plaisir un peu de tout cela, un peu ou beaucoup,

1 Au moment où cette réimpression (1844) s'achève, la mort, qui se hâte, nous permet d'y faire entrer ces pages, qui ne sont plus consacrées à un vivant: inter Divos habitus. (Seulement, pour éviter la disproportion entre les volumes, on a mis à la fin du tome premier ce que l'ordre naturel eût fait placer à la fin du second.)

mais par instants et sans rien d'exclusif et d'unique. Le pur littérateur aime les livres, il aime la poésie, il s'essaie aux romans, il s'égaie au pastiche, il effleure parfois l'histoire, il grapille sans cesse à l'érudition; il abonde surtout aux particularités, aux circonstances des auteurs et de leurs ouvrages; une note à la façon de Bayle est son triomphe. Il peut vivre au milieu de ces diversités, de ces trente rayons d'une petite bibliothèque choisie, sans faire un choix luimême et en touchant à tout: voilà ses délices. Il y a plus : poëte, romancier, préfacier, commentateur, biographe, le littérateur est volontiers à la fois amateur et nécessiteux, libre et commandé; il obéira mainte fois au libraire, sans cesser d'être aux ordres de sa propre fantaisie. Cette nécessité qu'il maudit, il l'aime plus qu'il ne se l'avoue : dans son imprévu, souvent elle lui demande ce qu'il n'eût pas donné d'une autre manière; elle supplée par accès et fait émulation en quelque sorte à son imagination même. Sa vie intellectuelle ainsi, dans sa variété et son recommencement de tous les jours, est le contraire d'une spécialité, d'une voie droite, d'une chaussée régulière. Oh! combien je comprends que les parents sages d'autrefois ne voulussent pas de littérateurs parmi leurs enfants! Les historiens, les philosophes, les érudits, les linguistes, les spéciaux, tous tant qu'ils sont, encaissés dans leur rainure (en laquelle une fois entrés, notez-le bien, ils arrivent le plus souvent à l'autre bout par la force des choses, comme sur un chemin de fer les wagons), tous ces esprits justement établis sont d'abord assez de l'avis des parents, et professent eux-mêmes une sorte de dédain pour le littérateur, tel que je le laisse flotter, et pour ce peu de carrière régulièrement tracée, pour cette école buissonnière prolongée à travers toutes sortes de sujets et de livres; jusqu'à ce qu'enfin ce littérateur errant, par la multitude de ces excursions, l'amas de ses notions accessoires, la flexibilité de sa plume, la richesse et la fertilité de ses miscellanées, se fasse un nom, une position, je ne

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