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sonore pour le vulgaire. Mais qu'ai-je dit? c'est presque là un secret de procédé qu'il faudrait se garder entre artistes pour ne pas décréditer le métier. L'heureux et sage La Bruyère n'était point tel en son temps; il traduisait à son loisir Théophraste et produisait chaque pensée essentielle à son heure. Il est vrai que ses mille écus de pension comme homme de lettres de M. le Duc et le logement à l'hôtel de Condé lui procuraient une condition à l'aise qui n'a point d'analogue aujourd'hui. Quoi qu'il en soit, et sans faire injure à nos mérites laborieux, son premier petit in-12 devrait être à demeure sur notre table, à nous tous écrivains modernes, si abondants et si assujettis, pour nous rappeler un peu à l'amour de la sobriété, à la proportion de la pensée au langage. Ce serait beaucoup déjà que d'avoir regret de ne pouvoir faire ainsi.

Aujourd'hui que l'Art poétique de Boileau est véritablement abrogé et n'a plus d'usage, la lecture du chapitre des Ouvrages de l'Esprit serait encore chaque matin, pour les esprits critiques, ce que la lecture d'un chapitre de l'Imitation est pour les âmes tendres.

La Bruyère, après cela, a bien d'autres applications possibles par cette foule de pensées ingénieusement profondes sur l'homme et sur la vie. A qui voudrait se réformer et se prémunir contre les erreurs, les exagérations, les faux entralnements, il faudrait, comme au premier jour de 1688, conseiller le moraliste immortel. Par malheur on arrive à le goûter et on ne le découvre, pour ainsi dire, que lorsqu'on est déjà soi-même au retour, plus capable de voir le mal que de faire le bien, et ayant déjà épuisé à faux bien des ardeurs et des entreprises. C'est beaucoup néanmoins que de savoir se consoler ou même se chagriner avec lui.

1er juillet 1836.

MILLEVOYE.

Quand on cherche, dans la poésie de la fin du xviiie siècle et dans celle de l'Empire, des talents qui annoncent à quelque degré ceux de notre temps et qui y préparent, on trouve Le Brun et André Chénier, comme visant déjà, l'un à l'élévation et au grandiose lyrique, l'autre à l'exquis de l'art; on trouve aussi (pour ne parler que des poëtes en vers), dans les tons, encore timides, de l'élégie mélancolique et de la méditation rêveuse, Fontanes et Millevoye. Le poëte du Jour des Morts et celui de la Chute des Feuilles sont des précurseurs de Lamartine comme Le Brun l'est pour Victor Hugo dans l'ode, comme l'est André Chénier pour tout un côté de l'école de l'art. Ce rôle de précurseur, en relevant par la précocité ce que le talent peut avoir eu de hasardeux ou d'incomplet, offre toujours, dans l'histoire littéraire, quelque chose qui attache. S'il se rencontre surtout dans une nature aimable, facile, qui n'a en rien l'ambition de ce rôle et qui ignore absolument qu'elle le remplit; s'il se produit en œuvres légères, courtes, inachevées, mais sorties et senties du cœur; s'il se termine en une brève jeunesse, il devient tout à fait intéressant. C'est là le sort de Millevoye; c'est la pensée que son nom harmonieux suggère. Entre Delille qui finit et Lamar

tine qui prélude, entre ces deux grands règnes de poëtes, dans l'intervalle, une pâle et douce étoile un moment a brillé; c'est lui.

Le Brun qui avait (il n'est pas besoin de le dire) bien autrement de force et de nerf que Millevoye, mais qui était, à quelques égards aussi, simple précurseur d'un art éclatant, Le Brun tente des voies ardues, heurte à toutes les portes de l'Olympe lyrique, et, après plus de bruit que de gloire, meurt, corrigeant et recorrigeant des odes qui n'ont à aucun temps triomphé. Il y a dans cette destinée quelque chose de toujours à côté, pour ainsi dire, et qui ne satisfait pas. Fontanes, connu par des débuts poétiques purs et touchants, s'en retire bientôt, s'endort dans la paresse, et s'éclipse dans les dignités : c'est là une fin non poétique, assez discordante, et que l'imagination n'admet pas. André Chénier, lui, nature gracieuse et studieuse, mais énergique pourtant et passionnée, vaincu violemment et intercepté avant l'heure, a son harmonie à la fois délicate et grande. Millevoye, en son moindre genre, a la sienne également. Chez lui, l'accord est parfait entre le moment de la venue, le talent et la vie. Il chante, il s'égaie, il soupire, et, dans son gémissement, s'en va, un soir, au vent 、d'automne, comme une de ces feuilles dont la chute est l'objet de sa plus douce plainte; il incline la tête, comme fait la marguerite coupée par la charrue, ou le pavot surchargé par la pluie. De tous les jeunes poëtes qui ne meurent, ni de désespoir, ni de fièvre chaude, ni par le couteau, mais doucement et par un simple effet de lassitude naturelle, comme des fleurs dont c'était le terme marqué, Millevoye nous semble le plus aimé, le plus en vue, et celui qui restera.

Il y a mieux. En nous tous, pour peu que nous soyons poëtes, et si nous ne le sommes pourtant pas décidément, il existe ou il a existé une certaine fleur de sentiments, de désirs, une certaine rêverie première, qui bientôt s'en va dans les travaux prosaïques, et qui expire dans l'occupation de la vie. Il se trouve, en un mot, dans les trois quarts des hommes,

comme un poëte qui meurt jeune, tandis que l'homme survit. Millevoye est au dehors comme le type personnifié de ce poëte jeune qui ne devait pas vivre, et qui meurt, à trente ans plus ou moins, en chacun de nous1.

Sa vie, aussi simple que courte, n'offre qu'un petit nombre de traits sur lesquels nous courrons. Charles-Hubert Millevoye est né à Abbeville le 24 décembre 1782, et par conséquent, s'il vivait aujourd'hui, il aurait à peu près le même âge (un peu moins) que Béranger. Il reçut tous les soins affectueux et l'éducation de famille; son père était négociant; un oncle, frère de son père, qui logeait sous le même toit, donna à l'enfant les premières notions de latin, et on l'envoya bientôt suivre les classes au collége. Il en profita jusqu'en 94, où ce collége fut supprimé. Deux de ses maîtres, qui s'étaient fort attachés à lui, bons humanistes et hellénistes, lui continuèrent leurs soins. L'enfant avait annoncé sa vocation précoce par de petites fables en vers français, et les dignes professeurs, émerveillés, favorisèrent cette disposition plutôt que de la combattre. Le jeune Millevoye perdit son père à l'âge de treize ans; dix ans après, il célébrait cette douleur, encore sensible, dans l'élégie qui a pour titre l'Anniversaire. Il reporta sur sa mère une plus vive tendresse. Des sentiments de famille naturels et purs, une facilité de talent non combattue, bientôt l'émotion rapide, mobile, du plaisir et de la rêverie, c'est là le fonds entier de sa jeunesse, ce sont les caractères qui, en simples et légers délinéaments, pour ainsi dire, vont passer de l'âme de Millevoye dans sa poésie.

Il vint à Paris âgé de quinze ou seize ans, et suivit en 1798 le cours de belles-lettres professé à l'École centrale des Quatre-Nations par M. Dumas. Il trouva en ce nouveau maître, qui succédait cette année-là à M. de Fontanes, un élève affaibli, mais encore suffisant, de la même école littéraire, un

1 M. Alfred de Musset m'a adressé, à l'occasion de ce passage, de très-aimables vers. (Voir dans les Pensées d'Août.)

homme instruit et doux, qui s'attacha à lui, et l'entoura de conseils, sinon bien vifs et bien neufs, du moins graves et sains. M. Dumas, dans une notice qu'il a écrite sur Millevoye, nous apprend lui-même qu'il eut à le ramener d'une admiration un peu excessive pour Florian à des modèles plus sérieux et plus solides. Ses études terminées, le jeune homme songea à prendre un état; il essaya du barreau et entra quelque temps dans une étude de procureur. Il sortit de là pour être commis-libraire dans la maison Treuttel et Würtz, espérant concilier son goût d'étude avec ce commerce des livres. Le pastoral Gessner avait su faire ainsi. Mais, un jour que le jeune Millevoye était, au fond du magasin, absorbé dans une lecture, le chef passa et lui dit : « Jeune homme, vous lisez vous ne serez jamais libraire. » Après deux ans de cette tentative infructueuse, Millevoye, en effet, y renonça. Il avait d'ailleurs amassé en portefeuille un certain nombre de pièces légères; il avait composé son Passage du mont SaintBernard, une Satire sur les Romans nouveaux, couronnée par l'Académie de Lyon, et sa pièce des Plaisirs du Poëte. Il publia ces essais de 1801 à 18041, et ne vécut plus que de la vie littéraire, et aussi de la vie du monde, tout entier au moment et au caprice.

Parmi les nombreux essais que Millevoye a faits en presque tous les genres de poésie, il en est beaucoup que nous n'examinerons pas; ce sera assez les juger. On y trouverait de la facilité toujours, mais trop d'indécision et de pâleur. Talent naturel et vrai, mais trop docile, il ne s'est pas assez connu lui-même, et a sans cesse accordé aux conseils une grande part dans ses choix. Ayant commencé très-jeune à produire et à publier, dans un temps où le peu de concurrence des talents

1 Dans la Décade de l'an XII (4e Trimestre, page 561, no du 30 Fructidor), on lit sur les Plaisirs du Poëte et autres premiers opuscules de Millevoye un article de M. Auger, judicieux et bienveillant, quoique sec; la mesure du jeune poëte y est bien prise.

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