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se dire que rien n'est bien nouveau sous le soleil, que chaqu génération s'évertue à découvrir ou à refaire ce que ses père ont souvent mieux vu, qu'il est presque aussi aisé en effet d découvrir de nouveau les choses que de les déterrer de des sous les monceaux croissants de livres et de souvenirs quand on veut réfléchir sans fatigue sur bien des suites d pensées vieillies ou qui seraient neuves encore, oh! qu'o prenne alors un des volumes de Bayle et qu'on se laiss aller. Le bon et savant Dugas-Montbel, dans les derniers moi de sa vie, avouait ne plus supporter que cette lecture d'éru dition digérée et facile. La lecture de Bayle, pour parler u moment son style, est comme la collation légère des aprèsdisnées reposées et déclinantes, la nourriture ou plutôt le dessert de ces heures médiocrement animées que l'étude dés intéressée colore, et qui, si l'on mesurait le bonheur moins par l'intensité et l'éclat que par la durée, l'innocence et la sûreté des sensations, pourraient se dire les meilleures de la vie1.

Décembre 1835.

1 On ne sera pas fâché de lire ici l'opinion de La Fontaine sur Bayle; elle est digne de tous deux. On la trouve à la fin d'une lettre à M. Simon de Troyes, dans laquelle il décrit à cet ami un dîner et la conversation qu'on y tint (fevrier 1686):

Aux journaux de Hollande il nous fallut passer;
Je ne sais plus sur quoi; mais on fit leur critique.
Bayle est, dit-on, fort vif; et, s'il peut embrasser
L'occasion d'un trait piquant et satirique,

Il la saisit, Dieu sait, en homme adroit et fin :
Il trancheroit sur tout, comme enfant de Calvin,
S'il osoit; car il a le goût avec l'étude.
Le Clerc pour la satire a bien moins d'habitude;
Il paroît circonspect; mais attendons la fin.
Tout faiseur de journaux doit tribut au malin.
Le Clerc prétend du sien tirer d'autres usages;
Il est savant, exact, il voit clair aux ouvrages;
Bayle aussi. Je fais cas de l'une et l'autre main
Tous deux ont un bon style et le langage sain.
Le jugement en gros sur ces deux personnages,
Et ce fut de moi qu'il partit,

C'est que l'un cherche à plaire aux sages,
L'autre veut plaire aux gens d'esprit.

Il leur plaît. Vous aurez peut-être peine à croire
Qu'on ait dans un repas de tels discours tenus:
On tint ces discours; on fit plus,

On fut au sermon après boire...

t autre jugement aussi, de Voltaire, n'est pas indifférent à rappeler ire a très-bien parlé de Bayle en maint endroit, mais jamais mieux qu'à d'une lettre au Père Tournemine (1735) : « M. Newton, dit-il, a été aussi eux qu'il a été grand philosophe : tels sont pour la plupart ceux qui sont pénétrés de l'amour des sciences, qui n'en font point un indigne métier, ne les font point servir aux misérables fureurs de l'esprit de parti. Tel le docteur Clarke; tel était le fameux archevêque Tillotson; tel était le Galilée; tel notre Descartes; tel a été Bayle, cet esprit si étendu, si sage pénétrant, dont les livres, tout diffus qu'ils peuvent être, seront à jamais liothèque des nations. Ses mœurs n'étaient pas moins respectables que énie. Le désintéressement et l'amour de la paix comme de la vérité it son caractère; c'était une áme divine. »

LA BRUYÈRE.

Vers 1687, année où parut le livre des Caractères, le siècle de Louis XIV arrivait à ce qu'on peut appeler sa troisième période; les grandes œuvres qui avaient illustré son début et sa plus brillante moitié étaient accomplies; les grands auteurs vivaient encore la plupart, mais se reposaient. On peut distinguer, en effet, comme trois parts dans cette littérature glorieuse. La première, à laquelle Louis XIV ne fit que donner son nom et que prêter plus ou moins sa faveur, lui vint toute formée de l'époque précédente; j'y range les poëtes et les écrivains nés de 1620 à 1626, ou même avant 1620, La Rochefoucauld, Pascal, Molière, La Fontaine, madame de Sévigné. La maturité de ces écrivains répond ou au commencement ou aux plus belles années du règne auquel on les rapporte, mais elle se produisait en vertu d'une force et d'une nourriture antérieures. Une seconde génération trèsdistincte et propre au règne même de Louis XIV, est celle en tète de laquelle on voit Boileau et Racine, et qui peut nommer encore Fléchier, Bourdaloue, etc., etc., tous écrivains ou poëtes, nés à dater de 1632, et qui débutèrent dans le monde au plus tôt vers le temps du mariage du jeune roi. Boileau et Racine avaient à peu près terminé leur œuvre à cette date de

1687; ils étaient tout occupés de leurs fonctions d'historiographes. Heureusement, Racine allait être tiré de son silence de dix années par madame de Maintenon. Bossuet régnait pleinement par son génie en ce milieu du grand règne, et sa vieillesse commençante en devait longtemps encore soutenir et rehausser la majesté. C'était donc un admirable moment que cette fin d'été radieuse, pour une production nouvelle de murs et brillants esprits. La Bruyère et Fénelon parurent et achevèrent, par des grâces imprévues, la beauté d'un tableau qui se calmait sensiblement et auquel il devenait d'autant plus difficile de rien ajouter. L'air qui circulait dans les esprits, si l'on peut ainsi dire, était alors d'une merveilleuse sérénité. La chaleur modérée de tant de nobles œuvres, l'épuration continue qui s'en était suivie, la constance enfin des astres et de la saison, avaient amené l'atmosphère des esprits à un état tellement limpide et lumineux, que du prochain beau livre qui saurait naître, pas un mot immanquablement ne serait perdu, pas une pensée ne resterait dans l'ombre, et que tout naîtrait dans son vrai jour. Conjoncture unique! éclaircissement favorable en même temps que redoutable à toute pensée ! car combien il faudra de netteté et de justesse dans la nouveauté et la profondeur! La Bruyère en triompha. Vers les mêmes années, ce qui devait nourrir à sa naissance et composer l'aimable génie de Fénelon était également disposé et comme pétri de toutes parts; mais la fortune et le caractère de La Bruyère ont quelque chose de plus singulier.

On ne sait rien ou presque rien de la vie de La Bruyère, et cette obscurité ajoute, comme on l'a remarqué, à l'effet de son œuvre, et, on peut dire, au bonheur piquant de sa destinée. S'il n'y a pas une seule ligne de son livre unique qui, depuis le premier instant de la publication, ne soit venue et restée en lumière, il n'y a pas, en revanche, un détail particulier de l'auteur qui soit bien connu. Tout le rayon du siècle est tombé juste sur chaque page du livre, et le visage

de l'homme qui le tenait ouvert à la main s'est dérobé. Jean de La Bruyère était né dans un village proche Dourdan, en 1639, disent les uns; en 1644, disent les autres et D'Olivet le premier, qui le fait mourir à cinquante-deux ans (1696). En adoptant cette date de 1644, La Bruyère aurait eu vingt ans quand parut Andromaque; ainsi tous les fruits successifs de ces riches années mûrirent pour lui et furent le mets de sa jeunesse; il essuyait, sans se hâter, la chaleur féconde de ces soleils. Nul tourment, nulle envie. Que d'années d'étude ou de loisir durant lesquelles il dut se borner à lire avec douceur et réflexion, allant au fond des choses et attendant! Il résulte d'une note écrite vers 1720 par le Père Bougerel ou par le Père Le Long, dans des mémoires particuliers qui se trouvaient à la bibliothèque de l'Oratoire, que La Bruyère a été de cette congrégation 1. Cela veut-il dire qu'il y fut simplement élevé ou qu'il y fut engagé quelque temps? Sa première relation avec Bossuet se rattache peutêtre à cette circonstance. Quoi qu'il en soit, il venait d'acheter une charge de trésorier de France à Caen lorsque Bossuet, qu'il connaissait on ne sait d'où, l'appela près de M. le Duc pour lui enseigner l'histoire. La Bruyère passa le reste de ses jours à l'hôtel de Condé à Versailles, attaché au prince en qualité d'homme de lettres avec mille écus de pension.

D'Olivet qui est malheureusement trop bref sur le célèbre auteur, mais dont la parole a de l'autorité, nous dit en des termes excellents: « On me l'a dépeint comme un philoso«phe, qui ne songeoit qu'à vivre tranquille avec des amis et « des livres, faisant un bon choix des uns et des autres; ne «< cherchant ni ne fuyant le plaisir; toujours disposé à une << joie modeste, et ingénieux à la faire naître; poli dans ses << manières et sage dans ses discours; craignant toute sorte «< d'ambition, même celle de montrer de l'esprit 2. » Le té

1 Histoire manuscrite de l'Oratoire, par Adry, aux Archives du Royaume. 2 J'hésite presque à glisser cette parole de Ménage, moins bon juge elle concorde pourtant : « Il n'y a pas longtemps que M. de La Bruyère m'a fait

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