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qui fut jamais meilleur, à la fois plus dévoué sans réserve à la science, et plus sincèrement croyant aux bons effets de la science pour les hommes ? Combien il était vif sur la civilisation, sur les écoles, sur les lumières! Il y avait certains résultats réputés positifs, ceux de Malthus, par exemple, qui le mettaient en colère: il était tout sentimental à cet égard; sa philanthropie du cœur se révoltait de ce qui violait, selon lui, la moralité nécessaire, l'efficacité bienfaisante de la science. D'autres savants illustres ont donné avec mesure et prudence ce qu'ils savaient; lui, il ne pensait pas qu'on dût en ménager rien. Jamais esprit de cet ordre ne songea moins à ce qu'il y a de personnel dans la gloire. Pour ceux qui l'abordaient, c'était un puits ouvert. A toute heure, il disait tout. Étant un soir avec ses amis Camille Jordan et Degérando, il se mit à leur exposer le système du monde; il parla treize heures avec une lucidité continue; et comme le monde est infini, et que tout s'y enchaîne, et qu'il le savait de cercle en cercle en tous les sens, il ne cessait pas, et si la fatigue ne l'avait arrêté, il parlerait, je crois, encore. O Science! voilà bien à découvert ta pure source sacrée, bouillonnante! - Ceux qui l'ont entendu, à ses leçons, dans les dernières années au Collège de France, se promenant le long de sa longue table comme il eût fait dans l'allée de Polémieux, et discourant durant des heures, comprendront cette perpétuité de la veine savante. Ainsi en tout lieu, en toute rencontre, il était coutumier de faire, avec une attache à l'idée, avec un oubli de lui-même qui devenait merveille. Au sortir d'une charade ou de quelque longue et minutieuse bagatelle, il entrait dans les sphères. Virgile, en une sublime églogue, a peint le demi-dieu barbouillé de lie, que les bergers enchaînent: il ne fallait pas l'enchaîner, lui, le distrait et le simple, pour qu'il commençȧt:

Namque canebat uti magnum per inane coacta

Semina terrarumque animæque marisque fuissent,

Et liquidi simul ignis: ut his exordia primis
Omnia, etc., etc.

Il enchaînait de tout les semences fécondes,

Les principes du feu, les eaux, la terre et l'air,
Les fleuves descendus du sein de Jupiter...

Et celui qui, tout à l'heure, était comme le plus petit, p incontinent comme les antiques aveugles, comme il raient parlé, venus depuis Newton. C'est ainsi qu'il est et qu'il vit dans notre mémoire, dans notre cœur.

15 février 1837.

(On a fait à cette Notice l'honneur de la joindre à une publication pos de M. Ampère; mais comme il ne nous a pas été donné de la revoir même, c'est ici qu'on est plus assuré d'en lire le texte dans toute son ‹ tude.)

DU GÉNIE CRITIQUE

ET

DE BAYLE.

La critique s'appliquant à tout, il y en a de diverses sortes selon les objets qu'elle embrasse et qu'elle poursuit; il y a la critique historique, littéraire, grammaticale et philologi. que, etc., etc. Mais en la considérant moins dans la diversité des sujets que dans le procédé qu'elle y emploie, dans la disposition et l'allure qu'elle y apporte, on peut distinguer en gros deux espèces de critique, l'une reposée, concentrée, plus spéciale et plus lente, éclaircissant et quelquefois ranimant le passé, en déterrant et en discutant les débris, distribuant et classant toute une série d'auteurs ou de connaissances; les Casaubon, les Fabricius, les Mabillon, les Fréret, sont les maîtres en ce genre sévère et profond. Nous y rangerons aussi ceux des critiques littéraires, à proprement parler, qui, à tête reposée, s'exercent sur des sujets déjà fixés et établis, recherchent les caractères et les beautés particulières aux anciens auteurs, et construisent des Arts poétiques ou des Rhétoriques, à l'exemple d'Aristote et de Quintilien. Dans l'autre genre de critique, que le mot de journaliste exprime assez bien, je mets cette faculté plus diverse, mobile,

empressée, pratique, qui ne s'est guère développée que depuis trois siècles, qui, des correspondances des savants où elle se trouvait à la gêne, a passé vite dans les journaux, les a multipliés sans relâche, et est devenue, grâce à l'impri merie dont elle est une conséquence, l'un des plus actifs ins truments modernes. Il est arrivé qu'il y a eu, pour les ouvrages de l'esprit, une critique alerte, quotidienne, publique, toujours présente, une clinique chaque matin au lit du malade, si l'on ose ainsi parler; tout ce qu'on peut dire pour ou contre l'utilité de la médecine se peut dire, à plus forte raison, pour ou contre l'utilité de cette critique pratique à laquelle les bien portants même, en littérature, n'échappent pas. Quoi qu'il en soit, le génie critique, dans tout ce qu'il a de mobile, de libre et de divers, y a grandi et s'est révélé. Il s'est mis en campagne pour son compte, comme un audacieux partisan; tous les hasards et les inégalités du métier lui ont souri, les bigarrures et les fatigues du chemin l'ont flatté. Toujours en haleine, aux écoutes, faisant de fausses pointes et revenant sur sa trace, sans système autre que son instinct et l'expérience, il a fait la guerre au jour le jour, selon le pays, la guerre à l'œil, ainsi que s'exprime Bayle lui-même, qui est le génie personnifié de cette critique.

Bayle, obligé de sortir de France comme calviniste relaps, réfugié à Rotterdam où ses écrits de tolérance aliénèrent bientôt de lui le violent Jurieu, persécuté alors et tracassé par les théologiens de sa communion, Bayle mort la plume à la main en les réfutant, a rempli un grand rôle philosophique dont le xvIIe siècle interpréta le sens en le forçant un peu, et que M. Leroux a bien cherché à rétablir et à préciser dans un excellent article de son Encyclopédie. Ce n'est pas ce qui nous occupera chez Bayle; nous ne saisirons et ne relèverons en lui que les traits essentiels du génie critique qu'il représente à un degré merveilleux dans sa pureté et son plein, dans son empressement discursif, dans sa curiosité affamée, dans

sa sagacité pénétrante, dans sa versatilité perpétuelle et son appropriation à chaque chose: ce génie, selon nous, domine même son rôle philosophique et cette mission morale qu'il a remplie; il peut servir du moins à en expliquer le plus naturellement les phases et les incertitudes.

Bayle, né au Carlat, dans le comté de Foix, en 1647, d'une famille patriarcale de ministres calvinistes, fut mis de bonne heure aux études, au latin, au grec, d'abord dans la maison paternelle, puis à l'académie de Puy-Laurens. A dix-neuf ans, il fit une maladie causée par ses lectures excessives; il lisait tout ce qui lui tombait sous la main, mais relisait Plutarque et Montaigne de préférence. Étant passé à vingt-deux ans à l'académie de Toulouse, il se laissa gagner à quelques livres de controverse et à des raisonnements qui lui parurent convaincants, et, ayant abjuré sa religion, il écrivit à son frère aîné une lettre très-ardente de prosélytisme pour l'engager à venir à Toulouse se faire instruire de la vérité. Quelques mois plus tard, ce zèle du jeune Bayle s'était refroidi; les doutes le travaillaient, et, dix-sept mois après sa conversion, sortant secrètement de Toulouse, il revint à sa famille et au calvinisme. Mais il y revint bien autre qu'il n'y était d'abord : « Un savant homme, a-t-il dit quelque part, qui essuie la «< censure d'un ennemi redoutable, ne tire jamais si bien son « épingle du jeu qu'il n'y laisse quelque chose. » Bayle laissa dans cette première école qu'il fit tout son feu de croyance, tout son aiguillon de prosélytisme; à partir de ce moment, il ne lui en resta plus. Chacun apporte ainsi dans sa jeunesse sa dose de foi, d'amour, de passion, d'enthousiasme; chez quelques-uns, cette dose se renouvelle sans cesse ; je ne parle que de la portion de foi, d'amour, d'enthousiasme, qui ne réside pas essentiellement dans l'âme, dans la pensée, et qui a son auxiliaire dans l'humeur et dans le sang; chez quelques-uns donc cette dose de chaleur de sang résiste au premier échec, au premier coup de tête, et se perpétue jusqu'à un àge plus ou moins avancé. Quand cela va trop loin et dure

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