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Outre les travaux et écrits ultérieurs qu'on a droit d'espérer de M. Jouffroy, il est une œuvre qu'avant de finir nous ne pouvons nous empêcher de lui demander, parce qu'il nous y semble admirablement propre, bien que ce soit hors de sa ligne apparente. On a reproché à quelques endroits de sa psychologie de tenir du roman; nous son.mes persuadé qu'un roman de lui, un vrai roman, serait ur. trésor de psychologie profonde. Qu'il s'y dispose de longue main, qu'il termine par là un jour! il s'y fondera à côté de la science une gloire plus durable; Pétrarque doit la sienne à ses vers vulgaires, qui seuls ont vécu. Un roman de M. Jouffroy (et nous savons qu'il en a déjà projeté), ce serait un lieu sûr pour toute sa psychologie réelle, qui consiste, selon nous, en observations détachées plutôt qu'en système; ce serait un refuge brillant pour toutes les facultés poétiques de sa nature qui n'ont pas donné. Je la vois d'ici d'avance, cette histoire du cœur, ce Woldemar non subtil, bien supérieur à l'autre de Jacobi. L'exposition serait lente, spacieuse, aérée, comme celles de l'Américain dont l'auteur a tant aimé la prairie et les mers. Il y aurait dès l'abord des pâturages inclinés et de ces tableaux de mœurs antiques que savent les hommes des hautes terres. Les personnages surviendraient dans cette région avec harmonie et beauté. Le héros, l'amant, flotterait de la passion à la philosophie, et on le suivrait pas à pas dans ses défaillances touchantes et dans ses reprises généreuses. Comme l'amitié, comme l'amour naissant qui s'y cache, se revêtiraient d'un coloris sans fard, et nous livreraient quelques-uns de leurs mystères par des aspects aplanis! Comme les pâles et arides intervalles s'étendraient avec tristesse jusqu'au sein des vertes années! Que la lutte serait longue, marquée de sacrifice, et que le triomphe du devoir coûterait de pleurs silencieux! Allez, osez, ô Vous dont le drame est déjà consommé au dedans; remontez un jour en idée cette Dôle avec votre ami vieilli; et là, non plus par le soleil du matin, mais à l'heure plus solennelle du couchant,

reposez devant nous le mélancolique problème des destinées au terme de vos récits abondants et sous une forme qui se grave, montrez-nous le sommet de la vie, la dernière vue d l'expérience, la masse au loin qui gagne et se déploie, l'indi vidu qui souffre comme toujours, et le divin, l'inconsole désir ici-bas du poëte, de l'amant et du sage!

Décembre 1833.

M. Jouffroy, que nous tâchions ainsi de peindre avec un soin et des couleurs où se mêlait l'affection, est mort le 1er mars 1842, laissant à tous d'amers regrets. Son ami M. Damiron publia de lui, peu après, un volume posthume de Nouveaux Mélanges philosophiques; la haine et l'esprit de parti s'en emparèrent. Les funérailles de l'honnête homme et du sage furent célébrées par des querelles furieuses; l'infamie des insultes particulières aux gazettes ecclesiastiques n'y manqua pas. Un penseur mélancolique a dit : « Tenons-nous << bien, ne mourons pas; car, sitôt morts, notre cercueil, pour peu qu'il en vaille << la peine, servira de marche-pied à quelqu'un pour se faire voir et pérorer. << Trop heureux si, derrière notre pierre, le làche et le méchant ne s'abritent << pas pour lancer leurs flèches, comme Pâris caché derrière le tombeau < d'llus! »

M. AMPÈRE.

Le vrai savant, l'inventeur dans les lois de l'univers et dans les choses naturelles, en venant au monde est doué d'une organisation particulière comme le poëte, le musicien. Sa qualité dominante, en apparence moins spéciale, parce qu'elle appartient plus ou moins à tous les hommes et surtout à un certain âge de la vie où le besoin d'apprendre et de découvrir nous possède, lui est propre par le degré d'intensité, de sagacité, d'étendue. Chercher la cause des choses, trouver leurs lois, le tente, et là où d'autres passent avec indifférence ou se laissent bercer dans la contemplation par le sentiment, il est poussé à voir au delà et il pénètre. Noble faculté qui, à ce degré de développement, appelle et subordonne à elle toutes les passions de l'être et ses autres puissances! On en a eu, à la fin du xvme siècle et au commencement du nôtre, de grands et sublimes exemples; Lagrange, Laplace, Cuvier et tant d'autres à des rangs voisins, ont excellé dans cette faculté de trouver les rapports élevés et difficiles des choses cachées, de les poursuivre profondément, de les coordonner, de les rendre. Ils ont à l'envi reculé les bornes du connu et repoussé la limite humaine. Je m'imagine pourlant que nulle part peut-être cette faculté

de l'intelligence avide, cet appétit du savoir et de la décou verte, et tout ce qu'il entraîne, n'a été plus en saillie, plus à nu et dans un exemple mieux démontrable que chez M. Ampère qu'il est permis de nommer tout à côté d'eux, tant pour la portée de toutes les idées que pour la grandeur particulière d'un résultat. Chez ces autres hommes éminents que j'ai cités, une volonté froide et supérieure dirigeait la recherche, l'arrêtait à temps, l'appesantissait sur des points médités, et, comme il arrivait trop souvent, la suspendait pour se détourner à des emplois moindres. Chez M. Ampère, l'idée même était maîtresse. Sa brusque invasion, son accroissement irrésistible, le besoin de la saisir, de la presser dans tous ses enchainements, de l'approfondir en tous ses points, entrainaient ce cerveau puissant auquel la volonté ne mettait plus aucun frein. Son exemple, c'est le triomphe, le surcroît, si l'on veut, et l'indiscrétion de l'idée savante; et tout se confisque alors en elle et s'y coordonne ou s'y confond. L'imagi. nation, l'art ingénieux et compliqué, la ruse des moyens, l'ardeur même de cœur, y passent et l'augmentent. Quand une idée possède cet esprit inventeur, il n'entend plus à rien autre chose, et il va au bout dans tous les sens de cette idée comme après une proie, ou plutôt elle va au bout en lui, se conduisant elle-même, et c'est lui qui est la proie. Si M. Ampère avait eu plus de cette volonté suivie, de ce caractère régulier, et, on peut le dire, plus ou moins ironique, positif et sec, dont étaient munis les hommes que nous avons nommés, il ne nous donnerait pas un tel spectacle, et, en lui reconnaissant plus de conduite d'esprit et d'ordonnance, nous ne verrions pas en lui le savant en quête, le chercheur de causes aussi à nu.

Il est résulté aussi de cela qu'à côté de sa pensée si grande et de sa science irrassasiable, il y a, grâce à cette vocation imposée, à cette direction impérieuse qu'il subit et ne se donne pas, il y a tous les instincts primitifs et les passions de cœur conservées, la sensibilité que s'était de bonne heure

etranchée la froideur des autres, restée chez lui entière, oyances morales toujours émues, la naïveté, et de plus is jusqu'au bout, à travers les fortes spéculations, une érience craintive, une enfance, qui ne semblent point tre temps, et toutes sortes de contrastes.

contrastes qui frappent chez Laplace, Lagrange, Monge vier, ce sont, par exemple, leurs prétentions ou leurs és d'hommes d'État, d'hommes politiques influents, ce es titres et les dignités dont ils recouvrent et quelquefublent leur vrai génie. Voilà, si je ne me trompe, des ctions aussi et des absences de ce génie, et, qui pis est, taires. Chez M. Ampère, les contrastes sont sans doute autre ordre; mais ce qu'il suffit d'abord de dire, c'est la vanité du moins n'a aucune part, et que si des fais également y paraissent, elles restent plus naïves et le touchantes, laissant subsister l'entière vénération le sourire.

x parts sont à faire dans l'histoire des savants : le côté e, proprement historique, qui comprend leurs découpositives et ce qu'ils ont ajouté d'essentiel au monude la connaissance humaine, et puis leur esprit en ême et l'anecdote de leur vie. La solide part de la vie ifique de M. Ampère étant retracée ci-après par un juge compétent, M. Littré1, nous avons donc à faire connaî'il se peut, l'homme même, à tâcher de le suivre dans rigine, dans sa formation active, son étendue, ses diions et ses mélanges, à dérouler ses phases diverses, icissitudes d'esprit, ses richesses d'âme, et à fixer les ipaux traits de sa physionomie dans cette élite de la fahumaine dont il est un des fils glorieux.

dré-Marie Ampère naquit à Lyon le 20 janvier 1775. Son négociant retiré, homme assez instruit, l'éleva lui

article de M. Littré suivait immédiatement le nôtre dans la Revue des Mondes.

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