Page images
PDF
EPUB

ne font. L'histoire littéraire prête tant aux inadvertances par les particularités dont elle abonde! Le docteur Boileau, frère du satirique, a écrit en latin un petit traité sur les bévues des auteurs illustres; et, en les relevant, on assure qu'il en a commis à son tour. J'ai fait de plus en plus mon possible pour éviter de trop grossir cette liste fatale, où les grands noms qui y figurent ne peuvent servir d'excuse qu'à eux-mêmes. « L'his<< toire littéraire est une mer sans rivage,» avait coutume de dire M. Daunou, qui en parlait en vieux nocher; elle a par conséquent ses écueils, ses ennuis. Mais il faut vite ajouter qu'au milieu même des soins infinis et minutieux qu'elle suppose, elle porte avec elle sa douceur et sa récompense.

Septembre 1843.

BOILEAU'.

Depuis plus d'un siècle que Boileau est mort, de longues et continuelles querelles se sont élevées à son sujet, Tandis que la postérité acceptait, avec des acclamations unanimes, la gloire des Corneille, des Molière, des Racine, des La Fontaine, on discutait sans cesse, on révisait avec une singulière rigueur les titres de Boileau au génie poétique; et il n'a guère tenu à Fontenelle, à d'Alembert, à Helvétius, à Condillac, à Marmontel, et par instants à Voltaire lui-même, que cette grande renommée classique ne fût entamée. On sait le motif de presque toutes les hostilités et les antipathies d'alors: c'est que Boileau n'était pas sensible; on invoquait làdessus certaine anecdote, plus que suspecte, insérée à l'Année littéraire, et reproduite par Helvétius; et comme au XVIIIe siècle le sentiment se mêlait à tout, à une description de Saint-Lambert, à un conte de Crébillon fils, ou à l'histoire

1 Cet article fut le premier du premier numéro de la Revue de Paris qui naissait (avril 1829); il parut sous la rubrique assez légère de Littérature ancienne, que le spirituel directeur (M. Véron) avait pris sur lui d'ajouter. Grand scandale dans un certain camp? Quoi? ces modèles toujours présents, venir les ranger parmi les anciens! Quinze ans après, M. Cousin, à propos de Pascal, posait en principe, au sein de l'Académie, qu'il était temps de traiter les auteurs du siècle de Louis XIV comme des anciens; et l'Académie applaudissait.

philosophique des Deux-Indes, les belles dames, les philosophes et les géomètres avaient pris Boileau en grande aversion 1. Pourtant, malgré leurs épigrammes et leurs demisourires, sa renommée littéraire résista et se consolida de jour en jour. Le Poëte du bon sens, le législateur de notre Parnasse garda son rang suprême. Le mot de Voltaire, Ne disons pas de mal de Nicolas, cela porte malheur, fit fortune et passa en proverbe; les idées positives du XVIIe siècle et la philosophie condillacienne, en triomphant, semblèrent marquer d'un sceau plus durable la renommée du plus sensé, du plus logique et du plus correct des poëtes. Mais ce fut surtout lorsqu'une école nouvelle s'éleva en littérature, lorsque certains esprits, bien peu nombreux d'abord, commencèrent de mettre en avant des théories inusitées et les appliquèrent dans des œuvres, ce fut alors qu'en haine des innovations on revint de toutes parts à Boileau comme à un ancêtre illustre, et qu'on se rallia à son nom dans chaque mêlée. Les académies proposèrent à l'envi son éloge; les éditions de ses œuvres se multiplièrent; des commentateurs distingués, MM. Viollet-le-Duc, Amar, de Saint-Surin, l'environnèrent des assortiments de leur goût et de leur érudition; M. Daunou en particulier, ce vénérable représentant de la littérature et de la philosophie du xvir siècle, rangea autour de Boileau, avec une sorte de piété, tous les faits, tous les juge

1 Rien ne saurait mieux donner idée du degré de défaveur que la réputation de Boileau encourait à un certain moment, que de voir dans l'excellent recueil intitulé l'Esprit des Journaux (mars 1785, page 243) le passage suivant d'un article sur l'Epitre en vers, adressé de Montpellier aux rédacteurs du journal; ce passage, à mon sens, par son incidence même et son hasard tout naturel, exprime mieux l'état de l'opinion courante que ne le ferait un jugement formel: << Boileau, est-il dit, qui vint ensuite (après Regnier), mit dans ce qu'il écrivit << en ce genre la raison en vers harmonieux et pleins d'images: c'est du plus << célèbre poëte de ce siècle que nous avons emprunté ce jugement sur les Epî<< tres de Boileau, parce qu'une infinité de personnes dont l'autorité n'est point << à mépriser, affectant aujourd'hui d'en juger plus défavorablement, nous avons << craint, en nous élevant contre leur opinion, de mettre nos erreurs à la place « des feurs. » Que de précautions pour oser louer !

ments, toutes les apologies qui se rattachent à cette grande cause littéraire et philosophique. Mais, cette fois, le concert de si dignes efforts n'a pas suffisamment protégé Boileau contre ces idées nouvelles, d'abord obscures et décriées, mais croissant et grandissant sous les clameurs. Ce ne sont plus en effet, comme au XVIe siècle, de piquantes épigrammes et des personnalités moqueuses; c'est une forte et sérieuse attaque contre les principes et le fond même de la poétique de Boileau; c'est un examen tout littéraire de ses inventions et de son style, un interrogatoire sévère sur les qualités de poëte qui étaient ou n'étaient pas en lui. Les épigrammes même ne sont plus ici de saison; on en a tant fait contre lui en ces derniers temps, qu'il devient presque de mauvais goût de les répéter. Nous n'aurons pas de peine à nous les inter- dire dans le petit nombre de pages que nous allons lui consacrer. Nous ne chercherons pas non plus à instruire un procès régulier et à prononcer des conclusions définitives. Ce sera assez pour nous de causer librement de Boileau avec nos lec-· teurs, de l'étudier dans son intimité, de l'envisager en détail selon notre point de vue et les idées de notre siècle, passant tour à tour de l'homme à l'auteur, du bourgeois d'Auteuil au poëte de Louis-le-Grand, n'éludant pas à la rencontre les graves questions d'art et de style, les éclaircissant peut-être quelquefois sans prétendre jamais les résoudre. Il est bon, à chaque époque littéraire nouvelle, de repasser en son esprit et de revivifier les idées qui sont représentées par certains noms devenus sacramentels, dût-on n'y rien changer, à peu près comme à chaque nouveau règne on refrappe monnaie et on rajeunit l'effigie sans altérer le poids.

De nos jours, une haute et philosophique méthode s'est introduite dans toutes les branches de l'histoire. Quand il s'agit de juger la vie, les actions, les écrits d'un homme célèbre, on commence par bien examiner et décrire l'époque qui précéda sa venue, la société qui le reçut dans son sein, le mouvement général imprimé aux esprits; on reconnaît et

l'on dispose, par avance, la grande scène où le personnage doit jouer son rôle; du moment qu'il intervient, tous les développements de sa force, tous les obstacles, tous les contrecoups sont prévus, expliqués, justifiés; et de ce spectacle harmonieux il résulte par degrés, dans l'âme du lecteur, une satisfaction pacifique où se repose l'intelligence. Cette méthode ne triomphe jamais avec une évidence plus entière et plus éclatante que lorsqu'elle ressuscite les hommes d'état, les conquérants, les théologiens, les philosophes; mais quand elle s'applique aux poëtes et aux artistes, qui sont souvent des gens de retraite et de solitude, les exceptions deviennent plus fréquentes, et il est besoin de prendre garde. Tandis que dans les ordres d'idées différents, en politique, en religion, en philosophie, chaque homme, chaque œuvre tient son rang, et que tout fait bruit et nombre, le médiocre à côté du passable, et le passable à côté de l'excellent, dans l'art il n'y a que l'excellent qui compte ; et notez que l'excellent ici peut toujours être une exception, un jeu de la nature, un caprice du ciel, un don de Dieu. Vous aurez fait de beaux et légitimes raisonnements sur les races ou les époques prosaïques; mais il plaira à Dieu que Pindare sorte un jour de Béotie, ou qu'un autre jour André Chénier naisse et meure au XVIe siècle. Sans doute ces aptitudes singulières, ces facultés merveilleuses reçues en naissant se coordonnent toujours tôt ou tard avec le siècle dans lequel elles sont jetées et en subissent des inflexions durables. Mais pourtant ici l'initiative humaine est en première ligne et moins sujette aux causes générales; l'énergie individuelle modifie, et, pour ainsi dire, s'assimile les choses; et d'ailleurs, ne suffit-il pas à l'artiste. pour accomplir sa destinée, de se créer un asile obscur dans ce grand mouvement d'alentour, de trouver quelque part un coin oublié, où il puisse en paix tisser sa toile ou faire son miel? Il me semble donc que lorsqu'on parle d'un artiste et d'un poëte, surtout d'un poëte qui ne représente pas toute une époque, il est mieux de ne pas compliquer dès l'abord

« PreviousContinue »