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à Saint-Firmin, près de Chantilly, était sa perspective d'avenir ici-bas, l'horizon borné et riant auquel il méditait de confiner sa vieillesse. Il s'y rendait un jour seul par la forêt (23 novembre 1763), quand une soudaine attaque d'apoplexie) l'étendit à terre sans connaissance. Des paysans survinrent; on le porta au prochain village, et, le croyant mort, un chirurgien ignorant procéda sur l'heure à l'ouverture. Prévost, réveillé par le scalpel, ne recouvra le sentiment que pour expirer dans d'affreuses douleurs. On trouva chez lui un petit papier, écrit de sa main, qui contenait ces mots :

Trois ouvrages qui m'occuperont le reste de mes jours dans ma retraite :

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1° L'un de raisonnement: la religion prouvée par ce qu'il y a de plus certain dans les connaissances humaines; méthode historique et philosophique qui entraîne la ruine des objections;

20 L'autre historique : histoire de la conduite de Dieu pour le soutien de la foi depuis l'origine du christianisme; 3o Le troisième de morale: l'esprit de la religion dans l'ordre de la société.

Ainsi se termina, par une catastrophe digne du Cléveland, cette vie romanesque et agitée. Prévost appartient en littérature à la génération pâlissante, mais noble encore, qui suivit immédiatement et acheva l'époque de Louis XIV. C'est un écrivain du XVIIe siècle dans le xvii, un l'abbé Fleury dans le roman; c'est le contemporain de Le Sage, de Racine fils, de madame de Lambert, du chancelier Daguesseau; celui de Desfontaines et de Lenglet-Dufresnoy en critique. De peintres et de sculpteurs, cette génération n'en compte guère et ne s'en inquiète pas; pour tout musicien, elle a le mélodieux Rameau. Du fond de ce déclin paisible, Prévost se détache plus vive

très-simple, dont le cœur vivifiait ses écrits dignes de l'immortalité, et qu ◄ n'avait rien dans la société du coloris qu'il donnait à ses ouvrages. › Il esi permis de croire que l'abbé Prévost avait eu autrefois ce coloris de convers tion, mais qu'il l'avait un peu perdu en vieillissant.

ment qu'aucun autre. Antérieur par sa manière au règne de l'analyse et de la philosophie, il ne copie pourtant pas, en l'affaiblissant, quelque genre illustré par un formidable prédécesseur; son genre est une invention aussi originale que naturelle, et dans cet entre-deux des groupes imposants de l'un et de l'autre siècle, la gloire qu'il se développe ne rappelle que lui. Il ressuscite avec ampleur, après Louis XIV, après cette précieuse élaboration de goût et de sentiments, ce que d'Urfé et mademoiselle de Scudery avaient prématurément déployé; et bien que chez lui il se mêle encore trop de convention, de fadeur et de chimère, il atteint souvent et fait pénétrer aux routes secrètes de la vraie nature humaine; il tient dans la série des peintres du cœur et des moralistes aimables une place d'où il ne pourrait disparaître sans qu'on aperçût un grand vide.

Septembre 1831.

Note. Pour compléter cet article, il faut y joindre celui qui a pour titre : L'Abbé Prévost et les Bénédictins, dans les Derniers Portraits.

M. ANDRIEUX.

M. Andrieux vient de mourir, l'un des derniers et des plus dignes d'une génération littéraire qui eut bien son prix et sa gloire. Né à Strasbourg en 1759, il fut toujours aussi pur et aussi attique de langue que s'il était né à Reims, à ChâteauThierry ou à deux pas de la Sainte-Chapelle. Ayant achevé ses études et son droit à Paris avant la Révolution, il s'essaya, durant ses instants de loisir, à composer pour le théâtre. Ami de Collin-d'Harleville et de Picard, avec moins de sensibilité coulante et facile que le premier, avec bien moins de saillie et de jet naturel que le second, mais plus sagace, emunctæ naris, plus nourri de l'antiquité, avec plus de critique enfin et de goût que tous deux, il préluda par Anaximandre, bluette grecque, de ce grec un peu dix-huitième siècle, qu'Anacharsis avait mis à la mode; en 1787, il prit tout à fait rang par les Étourdis, le plus aimable et le plus vif de ses ouvrages dramatiques1. Mais le véritable rôle de M. Andrieux, sa véritable spécialité, au milieu de cette gaie et douce amitié qui l'unissait à

1 Un jour il disait à propos de Suard: « Sa préface de La Bruyère, c'est son Cid. On peut retourner cet agréable mot. Le Cid d'Andrieux, ce sont ses Étourdis; il y laissa presque tout son aiguillon.

ucis, Collin et Picard, c'était d'être leur juge, leur conseiller time, leur Despréaux familier et charmant, l'arbitre des grâes et des élégances dans cette petite réunion, héritière des traitions du grand siècle et des souvenirs du souper d'Auteuil. orsque Andrieux avait rayé de l'ongle un mot, une pensée, ne faute de grammaire ou de vraisemblance, il n'y avait rien redire; Collin obéissait; le vieux Ducis regrettait que Thohas eût manqué d'un si indispensable censeur, et il l'invouait pour lui-même en vers grondants et mâles qui rappellent ssez la veine de Corneille :

J'ai besoin du censeur implacable, endurci,
Qui tourmentait Collin et me tourmente aussi ;
C'est à toi de régler ma fougue impétueuse,
De contenir mes bonds sous une bride heureuse,
Et de voir sans péril, asservi sous ta loi,
Mon génie, encor vert, galoper devant toi.
Non, non, tu n'iras point, craintif et trop rigide,
Imposer à ma muse une marche timide.

Tu veux que ton ami, grand, mais sans se hausser,
Sachant marcher son pas, sache aussi s'élancer.
Loin de nous le mesquin, l'étroit et le servile!
Ainsi, comme à Collin, tu pourras m'être utile.

C'était en général à la diction que se bornait cette surveillance de l'aimable et fin aristarque; on n'abordait pas dans ce temps les questions plus élevées et plus fondamentales de l'art, comme on dit; quelques maximes générales, quelques préceptes de tradition suffisaient; mais on savait alors en diction, en fait de vrai et légitime langage, mille particularités et nuances qui vont se perdant et s'oubliant chaque jour dans une confusion, inévitable peut-être, mais certainement fàcheuse. M. Andrieux était maître consommé pour l'appréciation de ces nuances, pour le discernement et la pratique de celte synonymie française la plus exquise. C'est ce qui fait que, bien que très-court et très-mince de fond, son joli conte du Meunier de Sans-Souci demeure un chef-d'œuvre, un pendant au Roid' Y

vetot de Béranger, un brin de thym à côté du brin de serpole On voit dans une pièce fugitive à son ami Deschamps, auteu de la Revanche forcée, quelle différence essentielle l'habile co naisseur établit entre Grécourt et Chaulieu, et même entre Be nis et Grécourt. Si ces distinctions, que nous sentons à pein aujourd'hui, nous faisaient sourire, comme microscopiques insignifiantes, ne nous en vantons pas trop! Les à-peu-prẻ dont on ne se rend plus compte, sont un symptôme invariab de décadence en littérature. Je crois bien qu'on s'occupe d' dées plus larges, de théories plus radicales et plus absolues mais il en est peut-être à ce sujet des littératures qui se décom posent, comme des corps organiques en dissolution, lesquels donnent alors accès en eux par tous les pores aux éléments généraux, l'air, la lumière, la chaleur : ces corps humains et vivants étaient mieux portants, à coup sûr, quand ils avaient assez de loisir et de discernement pour songer surtout à la dé cence de la démarche, aux parfums des cheveux, aux nuances du teint et à la beauté des ongles.

Dans les changements proposés pour Polyeucte et Nicomède, et où il ne s'agit que de quelques retouches de vers et de mots, M. Andrieux se montre comme aux pieds du grand Corneille et lui demandant la permission d'ôter, en soufflant, quelques grains de poussière à son beau cothurne. Cette image piquante nous offre le critique respectueux et minutieux dans ses proportions vraies, et le doux air d'espiéglerie qui s'y mêle n'y messied pas.

M. Andrieux avait donc reçu en naissant un grain de notre sel attique, une goutte de miel de notre Hymette, et il les a mis sobrement à profit, il les a sagement ménagés jusqu'au bout. Il était érudit, studieux avec friandise, intimement versé dans Horace, dont il donnait d'agréables et familières traductions, sachant tant soit peu le grec, et par conséquent beaucoup mieux que les gens de lettres ne le savaient de son temps: car de son temps les gens de lettres ne le savaient pas du tout, et, quelques années plus tard, la génération littéraire suivante, dite

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