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Il s'admire et se plaît de se voir si savant.

Que ne vient-il vers moi? Je lui ferai connaître
Mille de mes larcins qu'il ignore peut-être.

Mon doigt sur mon manteau lui dévoile à l'instant
La couture invisible et qui va serpentant,

Pour joindre à mon étoffe une pourpre étrangère...

Eh bien en consultant les manuscrits, nous avons été lui, et lui-même nous a étonné par la quantité de ces in trieuses coutures qu'il nous a révélées çà et là: junctura lidus acri. Quand il n'a l'air que de traduire un mor d'Euripide sur Médée :

Au sang de ses enfants, de vengeance égarée,

Une mère plongea sa main dénaturée, etc.,

il se souvient d'Ennius, de Phèdre, qui ont imité ce morce il se souvient des vers de Virgile (églogue VIII), qu'il a, il, autrefois traduits étant au collége. A tout moment, c lui, on rencontre ainsi de ces réminiscences à trible fond. ces imitations à triple suture. Son Bacchus, Viens, ₫ di Bacchus, 6 jeune Thyonée! est un composé du Bacchus Métamorphoses, de celui des Noces de Thétis et de Pélée Silène de Virgile s'y ajoute à la fin 1. Quand on relit un aute

1 Je trouve ces quatre beaux vers inédits sur Bacchus :

C'est le Dieu de Nisa, c'est le vainqueur du Gange,
Au visage de vierge, au front ceint de vendange,
Qui dompte et fait courber sous son char gémissant
Du Lynx aux cent couleurs le front obéissant...

J'en joindrai quelques autres sans suite, et dans le gracieux hasard de l'atel qu'ils encombrent et qu'ils décorent :

Bacchus, Hymen, ces dieux toujours adolescents...

Vous, du blond Anio Naïade au pied fluide;

Vous, filles du Zéphire et de la Nuit humide,

Fleurs...

Syrinx parle et respire aux lèvres du berger...

Et le dormir suave au bord d'une fontaine...

Et la blanche brebis de laine appesantie...,

et celui-ci, tout d'un coup satirique, aiguisé d'Horace, à l'adresse prochaine

quelque sot,

Grand rimeur aux dépens de ses ongles rongés.

les

ancien, quel qu'il soit, et qu'on sait André par cœur, imitations sortent à chaque pas. Dans ce fragment d'élégie:

Mais si Plutus revient, de sa source dorée,
Conduire dans mes mains quelque veine égarée,
A mes signes, du fond de son appartement,
Si ma blanche voisine a souri mollement...,

je croyais n'avoir affaire qu'à Horace :

Nunc et latentis proditor intimo

Gratus puellæ risus ab angulo;

et c'est à Perse qu'on est plus directement redevable :

Visa est si forte pecunia, sive

Candida vicini subrisit molle puella,

Cor tibi rite salit.

1 On a quelquefois trouvé bien hardi ce vers du Mendiant Le toit s'égaie et rit de mille odeurs divines;

il est traduit des Noces de Thétis et de Pélée :

Queis permulsa domus jucundo risit odore.

On est tenté de croire qu'André avait devant lui, sur sa table, ce poëme entr'ouvert de Catulle, quand il renouvelait dans la même forme le poëme mythologique. Puis, deux vers plus loin à peine, ce n'est plus Catulle; on est en plein Lucrèce :

Şur leurs bases d'argent, des formes animées
Élèvent dans leurs mains des torches enflammées...
Si non aurea sunt juvenum simulacra per ædes
Lampadas igniferas manibus retinentia dextris.

Mais ce Lucrèce n'est lui-même ici qu'un écho, un reflet magnifique d'Homère (Odyssée, liv. VII, vers 100). André les avait tous présents à la fois.—Jusque dans les endroits où l'imitation semble le mieux couverte, on arrive à soupçonner le larcin de Prométhée. L'humble Phèdre a dit :

et Chénier:

Decipit

Fons prima multos rara mens intelligit
Quod interiore condidit cura angulo,

L'inventeur est celui...

Qui, fouillant des objets les plus sombres retraites,
Etale et fait briller leurs richesses secrètes.

N'est-ce là qu'une rencontre? N'est-ce pas une heureuse traduction du prosaïque interior angulus, et fouillant pour intelligit ?—On a un échantillon de ce qu'il faudrait faire sur tous les points.

Au sein de cette future édition difficile, mais possible, d'André Chénier, on trouverait moyen de retoucher avec nouveauté les profils un peu évanouis de tant de poëtes antiques; on ferait passer devant soi toutes les fines questions de la poétique française; on les agiterait à loisir. Il y aurait là, peut-être, une gloire de commentateur à saisir encore; on ferait son œuvre et son nom, à bord d'un autre, à bord d'un charmant navire d'ivoire. J'indique, je sens cela, et je passe. Apercevoir, deviner une fleur ou un fruit derrière la haie qu'on ne franchira pas, c'est là le train de la vie.

Ai-je trop présumé pourtant, en un moment de grandes querelles politiques et de formidables assauts, à ce qu'on assure1, de croire intéresser le monde avec ces débris de mélodie, de pensée et d'étude, uniquement propres à faire mieux connaitre un poëte, un homme, lequel, après tout, vaillant et généreux entre les généreux, a su, au jour voulu, à l'heure du danger, sortir de ses doctes vallées, combattre sur la brèche sociale, et mourir?

ler Février 1839.

1 C'était le moment de ce qu'on a appelé la coalition.

GEORGE FARCY'.

La Révolution de Juillet a mis en lumière peu d'hommes nouveaux, elle a dévoré peu d'hommes anciens; elle a été si prompte, si spontanée, si confuse, si populaire, elle a été si exclusivement l'œuvre des masses, l'exploit de la jeunesse, qu'elle n'a guère donné aux personnages déjà connus le temps d'y assister et d'y coopérer, sinon vers les dernières heures, et qu'elle ne s'est pas donné à elle-même le temps de produire ses propres personnages. Tout ce qui avait déjà un nom s'y est rallié un peu tard; tout ce qui n'avait pas encore de nom a dû s'en retirer trop tôt. Consultez les listes des héroïques victimes; pas une illustration, ni dans la science, ni dans les lettres, ni dans les armes, pas une gloire antérieure ; c'était bien du pur et vrai peuple, c'étaient bien de vrais jeunes hommes; tous ces nobles martyrs sont et resteront obscurs. Le nom de Farcy est peut-être le seul qui frappe et arrête, et encore combien ce nom sonnait peu haut dans la renommée ! comme il disparaissait timidement dans le bruit et l'éclat de tant de noms contemporains! comme il avait besoin de travaux et d'années pour signifier aux yeux du public ce que l'amitié y lisait déjà avec confiance! Mais la mort, et une telle mort, a plus fait pour l'honneur de Farcy qu'une vie

1 Ce morceau a fait partie du recueil de vers et opuscules de Farcy, publié chez M. Hachette (1831).

plus longue n'aurait pu faire, et elle n'a interrompu la destinée de notre amique pour la couronner.

Nous publions les vers de Farcy, et pourtant, nous le croyons, sa vocation était ailleurs: son goût, ses études, son talent original, les conseils de ses amis les plus influents, le portaient vers la philosophie; il semblait né pour soutenir et continuer avec indépendance le mouvement spiritualiste émané de l'École normale. Il n'avait traversé la poésie qu'en courant, dans ses voyages, par aventure de jeunesse, et comme on traverse certains pays et certaines passions. Au moment où les forces de son esprit plus rassis et plus mûr se rassemblaient sur l'objet auquel il était éminemment propre et qui allait devenir l'étude de sa vie, la Providence nous l'enleva. Ces vers donc, ces rêves inachevés, ces soupirs exhalés çà et là dans la solitude, le long des grandes routes, au sein des îles d'Italie, au milieu des nuits de l'Atlantique; ces vagues plaintes de première jeunesse, qui, s'il avait vécu, auraient à jamais sommeillé dans son portefeuille avec quelque fleur séchée, quelque billet dont l'encre a jauni, quelques-uns de ces mystères qu'on n'oublie pas et qu'on ne dit pas; ces essais un peu pâles et indécis où sont pourtant épars tous les traits de son âme, nous les publions comme ce qui reste d'un homme jeune, mort au début, frappé à la poitrine en un moment immortel, et qui, cher de tout temps à tous ceux qui l'ont connu, ne saurait désormais demeurer indifférent à la patrie.

Jean-George Farcy naquit à Paris le 20 novembre 1800, d'une extraction honnête, mais fort obscure. Enfant unique, il avait quinze mois lorsqu'il perdit son père et sa mère; sa grand'mère le recueillit et le fit élever. On le mit de bonne heure en pension chez M. Gandon, dans le faubourg SaintJacques; il y commença ses études, et lorsqu'il fut assez avancé, il les poursuivit au collége de Louis-le-Grand, dont l'institution de M. Gandon fréquentait les cours. En 1819, ses études terminées, il entra à l'École normale, et il en sortait

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