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que le type pur de Regnier; il est même tel esprit noble et délicat auquel tout accommodement, fût-il le mieux ménagé, entre les deux genres, répugnerait comme une mésalliance, et qui aurait difficilement bonne grâce à le tenter. Pourtant, et sans vouloir ériger notre opinion en précepte, il nous semble que comme en ce bas monde, même pour les rêveries les plus idéales, les plus fraîches et les plus dorées, toujours le point de départ est sur terre, comme, quoi qu'on fasse et où qu'on aille, la vie réelle est toujours là, avec ses entraves et ses misères, qui nous enveloppe, nous importune, nous excite à mieux, nous ramène à elle, ou nous refoule ailleurs, il est bon de ne pas l'omettre tout à fait, et de lui donner quelque trace en nos œuvres comme elle a trace en nos âmes. Il nous semble, en un mot, et pour revenir à l'objet de cet article, que la touche de Regnier, par exemple, ne serait point, en beaucoup de cas, inutile pour accompagner, encadrer et faire saillir certaines analyses de cœur ou certains poëmes de sentiment, à la manière d'André Chénier.

Août 1829.

QUELQUES DOCUMENTS

INÉDITS

SUR ANDRÉ CHÉNIER'.

Voilà tout à l'heure vingt ans que la première édition d'André Chénier a paru; depuis ce temps, il semble que tout a été dit sur lui; sa réputation est faite; ses œuvres, lues et relues, n'ont pas seulement charmé, elles ont servi de base à des théories plus ou moins ingénieuses ou subtiles, qui ellesmêmes ont déjà subi leur épreuve, qui ont triomphé par un côté vrai et ont été rabattues aux endroits contestables. En fait de raisonnement et d'esthétique, nous ne recommencerions donc pas à parler de lui, à ajouter à ce que nous avons dit ailleurs, à ce que d'autres ont dit mieux que nous. Mais il se trouve qu'une circonstance favorable nous met à même d'introduire sur son compte la seule nouveauté possible, c'est-à-dire quelque chose de positif.

L'obligeante complaisance et la confiance de son neveu, M. Gabriel de Chénier, nous ont permis de rechercher et de

1 Cet article, postérieur de dix années au précédent, achève et complète notre vue sur le poëte; l'étude approfondie n'a fait que vérifier notre premier idéal.

transcrire ce qui nous a paru convenable dans le précieux résidu de manuscrits qu'il possède; c'est à lui donc que nous devons d'avoir pénétré à fond dans le cabinet de travail d'André, d'être entré dans cet atelier du fondeur dont il nous parle, d'avoir exploré les ébauches du peintre, et d'en pouvoir sauver quelques pages de plus, moins inachevées qu'il n'avait semblé jusqu'ici: heureux d'apporter à notre tour aujourd'hui un nouveau petit affluent à cette pure gloire!

Et d'abord rendons, réservons au premier éditeur l'honneur et la reconnaissance qui lui sont dus. M. de Latouche, dans son édition de 1819, a fait des manuscrits tout l'usage qui était possible et désirable alors; en choisissant, en élaguant avec goût, en étant sobre surtout de fragments et d'ébauches, il a agi dans l'intérêt du poëte et comme dans son intention, il a servi sa gloire. Depuis lors, dans l'édition de 1833, il a été jugé possible d'introduire de nouvelles petites pièces, de simples restes qui avaient été négligés d'abord: c'est ce genre de travail que nous venons poursuivre, sans croire encore l'épuiser. Il en est un peu avec les manuscrits d'André Chénier comme avec le panier de cerises de madame de Sévigné : on prend d'abord les plus belles, puis les meilleures restantes, puis les meilleures encore, puis toutes.

La partie la plus riche et la plus originale des manuscrits porte sur les poëmes inachevés: Suzanne, Hermès, l'Amérique. On a publié dans l'édition de 1833 les morceaux en vers et les canevas en prose du poëme de Suzanne. Je m'attacheraj ici particulièrement au poëme d'Hermès, le plus philosophique de ceux que méditait André, et celui par lequel il se rattache le plus directement à l'idée de son siècle.

André, par l'ensemble de ses poésies connues, nous apparaît, avant 89, comme le poëte surtout de l'art pur et des plaisirs, comme l'homme de la Grèce antique et de l'élégie. Il semblerait qu'avant ce moment d'explosion publique et de danger où il se jeta si généreusement à la lutte, il vécût un peu en dehors des idées, des prédications favorites de son

temps, et que, tout en les partageant peut-être pour les résultats et les habitudes, il ne s'en occupât point avec ardeur et préméditation. Ce serait pourtant se tromper beaucoup que de le juger un artiste si désintéressé; et l'Hermès nous le montre aussi pleinement et aussi chaudement de son siècle, à sa manière, que pouvaient l'être Raynal ou Diderot.

La doctrine du XVIe siècle était, au fond, le matérialisme, oule panthéisme, ou encore le naturalisme, comme on voudra l'appeler; elle a eu ses philosophes, et même ses poëtes en prose, Boulanger, Buffon; elle devait provoquer son Lucrèce. Cela est si vrai, et c'était tellement le mouvement et la pente d'alors de solliciter un tel poëte, que, vers 1780 et dans les années qui suivent, nous trouvons trois talents occupés du même sujet et visant chacun à la gloire difficile d'un poëme sur la nature des choses. Le Brun tentait l'œuvre d'après Buffon; Fontanes, dans sa première jeunesse, s'y essayait sérieusement, comme l'attestent deux fragments, dont l'un surtout (tome I de ses OEuvres, p. 381) est d'une réelle · beauté. André Chénier s'y poussa plus avant qu'aucun, et, par la vigueur des idées comme par celle du pinceau, il était bien digne de produire un vrai poëme didactique dans le grand sens.

Mais la Révolution vint; dix années, fin de l'époque, s'écroulèrent brusquement avec ce qu'elles promettaient, et abîmèrent les projets ou les hommes; les trois Hermès manquèrent la poésie du XVIIIe siècle n'eut pas son Buffon. Delille ne fit que rimer gentiment les trois Règnes.

Toutes les notes et tous les papiers d'André Chénier, relatifs à son Hermès, sont marqués en marge d'un delta; un chiffre, ou l'une des trois premières lettres de l'alphabet grec, indique celui des trois chants auquel se rapporte la note ou le fragment. Le poëme devait avoir trois chants, à ce qu'il semble: le premier sur l'origine de la terre, la formation des animaux, de l'homme; le second sur l'homme en particulier, le mécanisme de ses sens et de son intelligence, ses erreurs

depuis l'état sauvage jusqu'à la naissance des sociétés, l'o gine des religions; le troisième sur la société politique, constitution de la morale et l'invention des sciences. Le to devait se clore par un exposé du système du monde selon science la plus avancée.

Voici quelques notes qui se rapportent au projet du premi chant et le caractérisent:

<< Il faut magnifiquement représenter la terre sous l'er blème métaphorique d'un grand animal qui vit, se meut est sujet à des changements, des révolutions, des fièvres, d dérangements dans la circulation de son sang. »

« Il faut finir le chant Ier par une magnifique descriptio de toutes les espèces animales et végétales naissant; et, printemps, la terre prægnans; et, dans les chaleurs de l'éte toutes les espèces animales et végétales se livrant aux feu de l'amour et transmettant à leur postérité les semences vie confiées à leurs entrailles. >>

Ce magnifique et fécond printemps, alors, dit-il,

Que la terre est nubile et brûle d'être mère,

devait être imité de celui de Virgile au livre II des Géorgiques Tum Pater omnipotens, etc., etc., quand Jupiter

De sa puissante épouse emplit les vastes flancs.

Ces notes d'André sont toutes semées ainsi de beaux vers tou faits, qui attendent leur place.

C'est là, sans doute, qu'il se proposait de peindre « toute les espèces à qui la nature ou les plaisirs (per Veneris res) on ouvert les portes de la vie. »>

<«< Traduire quelque part, se dit-il, le magnum crescend immissis certamen habenis. »

Il revient, en plus d'un endroit, sur ce système naturel de atomes, ou, comme il les appelle, des organes secrets vivants dont l'infinité constitue

L'Océan éternel où bouillonne la vie,

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