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m'appelait son berger dans ses lettres, et qui prétendait à tous les talents et à tous les cœurs; tantôt ce sont des vers fugitifs sur ce que M. de Voltaire, bienfaiteur de mesdemoiselles Corneille et de Varicour, les a mariées toutes deux, après les avoir célébrées dans ses vers. Enfin, vers le temps d'Arcole et de Rivoli, il soutint, comme personne ne l'ignore, sa fameuse querelle avec Legouvé, sur la question de savoir si l'encre sied ou ne sied pas aux doigts de rose.

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Nous dirons un mot des élégies de Le Brun, parce que c'est pour nous une occasion de parler d'André Chénier, dont le nom est sur nos lèvres depuis le commencement de cet article, et auquel nous aspirons, comme à une source vive et fraîche dans la brûlante aridité du désert. En 1763, Le Brun, âgé de trente-quatre ans, adressait à l'Académie de La Rochelle un discours sur Tibulle, où on lit ce passage: «Peut<< être qu'au moment où j'écris, tel auteur, vraiment animé « du désir de la gloire et dédaignant de se prêter à des succès frivoles, compose dans le silence de son cabinet un de ces << ouvrages qui deviennent immortels, parce qu'ils ne sont << pas assez ridiculement jolis pour faire le charme des toi<< lettes et des alcôves, et dont tout l'avenir parlera, parce << que les grands du jour n'en diront rien à leurs petits sou« pers. » André Chénier fut cet homme; il était né en 1762, un an précisément avant la prédiction de Le Brun. Vingt ans plus tard, on trouve les deux poëtes unis entre eux par l'ami. tié et même par les goûts, malgré la différence des âges. Les détails de cette société charmante, où vivaient ensemble, vers 1782, Le Brun, Chénier, le marquis de Brazais, le chevalier de Pange, MM. de Trudaine, cette vie de campagne, aux environs de Paris, avec des excursions fréquentes d'où l'on rapportait matière aux élégies du matin et aux confidences du soir, tout cela est resté couvert d'un voile mystérieux, gràce à l'insouciance et à la discrétion des éditeurs. On devine pourtant et l'on rêve à plaisir ce petit monde heureux, d'après quelques épîtres réciproques et quelques vers épars:

Abel, mon jeune Abel, et Trudaine et son frère,
Ces vieilles amitiés de l'enfance première,

Quand tous quatre muets, sous un maître inhumain,
Jadis au châtiment nous présentions la main;
Et mon frère, et Le Brun, les Muses elles-même;
De Pange fugitif de ces neuf Sœurs qu'il aime :
Voilà le cercle entier qui, le soir quelquefois,

A des vers, non sans peine obtenus de ma voix,
Prête une oreille amie et cependant sévère.

Le Brun dut aimer dès l'abord, chez le jeune André, un sentiment exquis et profond de l'antique, une âme modeste, candide, indépendante, faite pour l'étude et la retraite; il n'avait vu en Gilbert que le corbeau du Pinde, il en vit dans Chénier le cygne. Un goût vif des plaisirs les unissait encore. Les amours de Le Brun avec la femme qu'il a célébrée sous le nom d'Adélaïde se rapportent précisément au temps dont nous parlons. Chénier, dans une délicieuse épître, dit à sa Muse qu'il envoie au logis de son ami :

Là, ta course fidèle

Le trouvera peut-être aux genoux d'une belle ;
S'il est ainsi, respecte un moment précieux;

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Les ruisseaux et les bois, et Vénus, et l'étude,
Adoucissent un peu ma triste solitude.

Tous deux ont chanté leurs plaisirs et leurs peines d'amour en des élégies qui sont, à coup sûr, les plus remarquables du temps. Mais la victoire reste tout entière du côté d'André Chénier. L'élégie de Le Brun est sèche, nerveuse, vengeresse,

1 Au livre second des odes de Le Brun, la quinzième A un jeune Ami s'adresse évidemment à André :

Souviens-toi des mœurs de Byzance;
Digne de ton berceau, maîtrise la beauté!...

Et les derniers vers de l'ode indiquent qu'elle fut composée au moment d'une rupture ou menace de rupture entre les Turcs et les Russes (1787 probablement),

déjà sur le retour, savante dans le goût de Properce et de Callimaque; l'imitation de l'antique n'en exclut pas toujours le fade et le commun moderne. L'élégie d'André Chénier est molle, fraîche, blonde, gracieusement éplorée, voluptueuse avec une teinte de tristesse, et chaste même dans sa sensualité. La nature de France, les bords de la Seine, les îles de la Marne, tout ce paysage riant et varié d'alentour se mire en sa poésie comme en un beau fleuve; on sent qu'il vient de Grèce, qu'il y est né, qu'il en est plein: mais ses souvenirs d'un autre ciel se lient harmonieusement avec son émotion présente, et ne font que l'éclairer, pour ainsi dire, d'un plus doux rayon. Cette charmante mythologie que le XVIIIe siècle avait défigurée en l'adoptant, et dont le jargon courait les ruelles, il la recompose, il la rajeunit avec un art admirable; il la fond merveilleusement dans la couleur de ses tableaux, dans ses analyses de cœur, et autant qu'il le faut seulement pour élever les mœurs d'alors à la poésie et à l'idéal. Mais, par malheur, cette vie de loisir et de jeunesse dura peu. La Révolution, qui brisa tant de liens, dispersa tout d'abord la petite société choisie que nous aurions voulu peindre, et Le Brun, qui partageait les opinions ardentes de Marie-Joseph, se trouva emporté bien loin du sage André. On souffre à penser quel refroidissement, sans doute même quelle aigreur, dut succéder à l'amitié fraternelle des premiers temps. Ici tout renseignement nous manque. Mais Le Brun, qui survécut treize années à son jeune ami, n'en a parlé depuis en aucun endroit; il n'a pas daigné consacrer un seul vers à sa mémoire, tandis que chaque jour, à chaque heure, il aurait dû s'écrier avec larmes : « J'ai connu un poëte, et il est mort, << et vous l'avez laissé tuer, et vous l'oubliez! » Il est à craindre pour Le Brun que les dissentiments politiques n'aient aigri son cœur, et que l'échafaud d'André ne soit venu avant la réconciliation. Pour moi, j'ai peine à croire qu'il ne fût pas au nombre de ceux dont l'infortuné poëte a dit avec un reproche mêlé de tendresse :

Que pouvaient mes amis? Oui, de leur voix chérie
Un mot à travers ces barreaux

Eût versé quelque baume en mon âme flétrie ;
De l'or peut-être à mes bourreaux...

Mais tout est précipice. Ils ont eu droit de vivre.
Vivez, amis; vivez contents.

En dépit de Bavus soyez lents à me suivre.
Peut-être en de plus heureux temps

J'ai moi-même, à l'aspect des pleurs de l'infortune,
Détourné mes regards distraits;

A mon tour aujourd'hui mon malheur importune :
Vivez, amis, vivez en paix1.

Quoi qu'il en soit, la gloire de Le Brun, dans l'avenir, ne sera pas séparée de celle d'André Chénier. On se souviendra qu'il l'aima longtemps, qu'il le prédit, qu'il le goûta en un siècle de peu de poésie, et qu'il sentit du premier coup que ce jeune homme faisait ce que lui-même aurait voulu faire. On lui tiendra compte de ses efforts, de ses veilles, de sa poursuite infatigable de la gloire, de la tradition lyrique qu'il soutint avec éclat, de cette flamme intérieure enfin, qui ne lui échappait que par accès, et qui minait sa vie. On verra en lui un de ces hommes d'essai que la nature lance un peu au hasard, un des précurseurs aventureux du siècle dont a déjà resplendi l'aurore.

Juillet 1829.

1 Il serait dur, mais pas trop invraisemblable, de conjecturer qu'en écrivant les vers suivants (voir l'édition d'Eugène Renduel), Chénier a pu songer au jour où il se sentit déçu et blessé dans son admiration première pour Le Brun

Ah! j'atteste les Cieux que j'ai voulu le croire,
J'ai voulu démentir et mes yeux et l'histoire;
Mais non il n'est pas vrai que les cœurs excellents
Soient les seuls en effet où germent les talents.
Un mortel peut toucher une lyre sublime,
Et n'avoir qu'un cœur faible, étroit, pusillanime,
Inhabile aux vertus qu'il sait si bien chanter,
Ne les imiter point et les faire imiter, etc., etc.

MATHURIN REGNIER

ET

ANDRÉ CHÉNIER,

Håtons-nous de le dire, ce n'est pas ici un rapprochement à antithèses, un parallèle académique que nous prétendons faire. En accouplant deux hommes si éloignés par le temps où ils ont vécu, si différents par le genre et la nature de leurs œuvres, nous ne nous soucions pas de tirer quelques étincelles plus ou moins vives, de faire jouer à l'œil quelques reflets de surface plus ou moins capricieux. C'est une vue essentiellement logique qui nous mène à joindre ces noms, et parce que, des deux idées poétiques dont ils sont les types admirables, l'une, sitôt qu'on l'approfondit, appelle l'autre et en est le complément. Une voix pure, mélodieuse et savante, un front noble et triste, le génie rayonnant de jeunesse, et, parfois, l'œil voilé de pleurs; la volupté dans toute sa fraicheur et sa décence; la nature dans ses fontaines et ses ombrages; une flûte de buis, un archet d'or, une lyre d'ivoire; le beau pur, en un mot, voilà André Chénier. Une conversation brusque, franche et à saillies; nulle préoccupation d'art, nul quant-à-soi; une bouche de satyre aimant encore

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