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toute question de délicatesse suprême et d'honneur. On est déchiré, on se détourne, on pleure, mais on marche toujours. Il est vrai qu'on peut, au premier abord, opposer que ce Titus, non plus qu'Énée de qui il tient, n'est assez passionnément amoureux; que s'il l'était davantage, il céderait peut-être. Mais non Racine, revenant ici, dans le dernier acte, à l'inspiration supérieure et majestueuse de la tragédie, a rendu énergiquement cette stabilité héroïque de l'âme à travers tous les orages, et n'a voulu laisser aucun doute sur ce qui demeure impossible :

En quelque extrémité que vous m'ayez réduit,
Ma gloire inexorable à toute heure me suit;
Sans cesse elle présente à mon âme étonnée
L'empire incompatible avec notre hyménée,
Me dit qu'après l'éclat et les pas que j'ai faits,
Je dois vous épouser encor moins que jamais.
Oui, madame, et je dois moins encore vous dire
Que je suis prêt pour vous d'abandonner l'empire,
De vous suivre et d'aller, trop content de mes fers,
Soupirer avec vous au bout de l'univers.

Vous-même rougiriez de ma lâche conduite...

Voilà le langage d'une grande âme à celle qui peut l'entendre. Ainsi c'est l'amour même, dans sa religieuse délicatesse, qui s'oppose au bonheur de l'amour. Jean-Jacques n'a pas craint de soutenir que Titus serait plus intéressant s'il sacrifiait l'empire à l'amour, et s'il allait vivre avec Bérénice dans quelque coin du monde, après avoir pris congé des Romains: une chaumière et son cœur! Geoffroy remarque avec raison que Titus serait sifflé, s'il agissait ainsi au théâtre, «et Rousseau, ajoute-t-il, mérite de l'être pour avoir consigné cette opinion dans un livre de philosophie. » Tout se tient en morale: c'est pour n'avoir pas senti cette délicatesse particulière, cette religion de dignité et d'honneur qui enchaîne Titus, que JeanJacques a gâté certaines de ses plus belles pages par je ne sais quoi de choquant et de vulgaire qui se retrouve dans sa vie,

et que l'amant de madame de Warens, le mari de Thérèse, n'a pas résisté à nous retracer complaisamment des situations dignes d'oubli.

Il faut qu'il y ait beaucoup de science dans la contexture de · Bérénice pour qu'une action ausi simple puisse suffire à cinq actes, et qu'on ne s'aperçoive du peu d'incidents qu'à la réflexion. Chaque acte est, à peu de chose près, le même qui recommence; un des amoureux, dès qu'il est trop en peine, fait chercher l'autre :

A-t-on vu de ma part le roi de Comagène?

Quand un plus long discours hâterait trop l'action, on s'arrête, on sort sans s'expliquer, dans un trouble involontarie : Quoi? me quitter sitôt ! et ne me dire rien !

.

Qu'ai-je fait ? que veut-il? et que dit ce silence?

Ce qui est d'un art infini, c'est que ces petits ressorts qui font aller la pièce et en établissent l'économie concordent parfaitement et se confondent avec les plus secrets ressorts de l'âme dans de pareilles situations. L'utilité ne se distingue pas de la vérité même. De loin il est difficile d'apercevoir dans Bérénice cette sorte d'architecture tragique qui fait que telle scène se dessine hautement et se détache au regard. La grande scène voulue au troisième acte ne produit point ici de péripétie proprement dite, car nous savons tout dès le second acte, et il n'eût tenu qu'à Bérénice de le comprendre comme nous. J'ai vu deux fois la pièce, et, à ne consulter que mon souvenir, sans recourir au volume, il m'est presque impossible de distinguer nettement un acte de l'autre par quelque scène bien tranchée. S'il fallait exprimer l'ordre de structure employé ici, je dirais que c'est simplement une longue galerie en cinq appartements ou compartiments, et le tout revêtu de peintures et de tapisseries si attrayantes au regard, qu'on passe insensiblement de l'une à l'autre sans trop se rendre compte du chemin. Cette nature d'intérêt, ce me semble, doit suffire; on

ne sent jamais d'intervalle ni de pause. Racine a eu droit de rappeler en sa préface que la véritable invention consiste à faire quelque chose de rien; ici ce rien, c'est tout simplement le cœur humain, dont il a traduit les moindres mouvements et développé les alternatives inépuisables. La lutte du cœur plutôt que celle des faits, tel est en général le champ de la tragédie française en son beau moment, et voilà pourquoi elle fait surtout l'éloge, à mon sens, du goût de la société qui savait s'y plaire.

L'idée de reprendre Bérénice devait venir du moment que mademoiselle Rachel était là, et qu'à défaut de rôles modernes, elle continuait à nous rendre tant de ces douces émotions d'une scène qui élève et ennoblit. Si redonner de la nouveauté à Racine était une conquête, il ne fallait pas craindre d'aller jusqu'au bout, et, après avoir fait son entrée dans ces grands rôles qui sont comme les capitales de l'empire, il y avait à se loger encore plus au cœur : Bérénice, quand il s'agit de Racine, c'est comme la maison de plaisance favorite du maître. Mademoiselle Rachel a complétement réussi. Les difficultés du rôle étaient réelles : Bérénice est un personnage tendre, le plus racinien possible, le plus opposé aux héroïnes et aux adorables furies de Corneille; c'est une élégie. Mademoiselle Gaussin y avait surtout triomphe à l'aide d'une mélodie perpétuelle et de cette musique, de ces larmes dans la voix, dont l'expression a d'abord été trouvée pour elle par La Harpe lui-même. Après Ariane, après Phèdre, mademoiselle Rachel nous avait accoutumés à tout attendre, et à ne pas élever d'avance les objections. Ce qui me frappe en elle, si j'osais me permettre de la juger d'un mot, ce n'est pas seulement qu'elle soit une grande actrice, c'est combien elle est une personne distinguée. Le monde tout d'abord ne s'y est pas mépris, et il l'a surtout adoptée à ce titre de distinction d'esprit et d'intelligence. Elle est née telle. Ce caractère se retrouve à chaque instant dans ses rôles; elle les choisit, elle les compose, elle les proportionne à son usage, à ses moyens physiques. Avec tous les dons qu'elle a reçus,

si sur quelque point il pouvait y avoir défaut, l'intelligence supérieure intervient à temps et achève. Ainsi a-t-elle fait pour Bérénice. Un organe pur, encore vibrant et à la fois attendri, un naturel, une beauté continue de diction, une décence tout antique de pose, de gestes, de draperies, ce goût suprême et discret qui ne cesse d'accompagner certains fronts vraiment nés pour le diadème, ce sont là les traits charmants sous lesquels Bérénice nous est apparue; et lorsqu'au dernier acte, pendant le grand discours de Titus, elle reste appuyée sur le bras du fauteuil, la tête comme abîmée de douleur, puis lorsqu'à la fin elle se relève lentement, au débat des deux princes, et prend, elle aussi, sa résolution magnanime, la majesté tragique se retrouve alors, se déclare autant qu'il sied et comme l'a entendu le poëte; l'idéal de la situation est devant nous. Beauvallet, on lui doit cette justice, a fort bien rendu le rôle de Titus; de son organe accentué, trop accentué, on le sait, il a du moins marqué le coin essentiel du rôle, et maintenu le côté toujours présent de la dignité impériale. Quant à l'Antiochus, il est suffisant. - Ainsi, pour conclure, nous devons à mademoiselle Rachel non-seulement le plaisir, mais aussi l'honneur d'avoir goûté Bérénice, et il ne tient qu'à nous, grâce à elle, de nous donner pour plus amateurs de la belle et classique poésie en 1844 qu'on ne l'était en 1807. Nous en demandons bien pardon aux voltairiens de ce temps-là.

15 janvier 1844.

JEAN-BAPTISTE ROUSSEAU.

Louis XIV vieillissait au milieu de toutes sortes de disgrâces et survivait à ce qu'on a bien voulu appeler son siècle. Les grands écrivains comme les grands généraux avaient presque tous disparu. On perdait des batailles en Flandre; on donnait droit de préséance aux bâtards légitimés sur les ducs; on applaudissait Campistron. C'est précisément alors, si l'on en croit un bruit assez généralement répandu depuis une centaine d'années, que commença de briller un poëte illustre, notre grand lyrique, comme disent encore quelques-uns. Né en 1669 ou 70 à Paris, d'un père cordonnier, qu'il renia plus tard, ou qu'au moins il aurait certainement troqué très-volontiers contre un autre, Jean-Baptiste Rousseau se sentit de bonne heure l'envie de sortir d'une si basse condition. On ne sait trop comment se passèrent ses premières années; il s'est bien gardé d'en parler jamais, et il parait s'être expressément interdit, comme une honte, tout souvenir d'enfance; c'était mal imiter Horace pour le début. Rousseau se destinait pourtant à la poésie lyrique. Il connut Boileau, alors vieux et chagrin, et reçut de lui des conseils et des traditions. Il s'insinua auprès de grands seigneurs quile protégèrent, le baron de Breteuil, Bonrepeaux, Chamillart, Tallard, et fut même attaché à ce dernier dans

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