Page images
PDF
EPUB

croissant, une confidence pénétrante et pleine d'émotion, comme on se figure qu'en pouvait suggérer au poëte le commerce paisible de cette société où une femme écrivait la Princesse de Clèves; c'est un sentiment intime, unique, expansif, qui se mêle à tout, s'insinue partout, qu'on retrouve dans chaque soupir, dans chaque larme, et qu'on respire avec l'air. Si l'on passe brusquement des tableaux de Rubens à ceux de M. Ingres, comme on a l'œil rempli de l'éclatante variété pittoresque du grand maître flamand, on ne voit d'abord dans l'artiste français qu'un ton assez uniforme, une teinte diffuse de pâle et douce lumière. Mais qu'on approche de plus près et qu'on observe avec soin: mille nuances fines vont éclore sous le regard; mille intentions savantes vont sortir de ce tissu profond et serré; on ne peut plus en détacher ses yeux. C'est le cas de Racine lorsqu'on vient à lui en quittant Molière ou Shakspeare il demande alors plus que jamais à être regardé de très-près et longtemps; ainsi seulement on surprendra les secrets de sa manière: ainsi, dans l'atmosphère du sentiment principal qui fait le fond de chaque tragédie, on verra se dessiner et se mouvoir les divers caractères avec leurs traits personnels; ainsi, les différences d'accentuation, fugitives et ténues, deviendront saisissables, et prêteront une sorte de vérité relative au langage de chacun; on saura avec précision jusqu'à quel point Racine est dramatique, et dans quel sens il ne l'est pas.

Racine a fait les Plaideurs; et, dans cette admirable farce, il a tellement atteint du premier coup le vrai style de la comédie, qu'on peut s'étonner qu'il s'en soit tenu à cet essai. Comment n'a-t-il pas deviné, se dit involontairement la critique questionneuse de nos jours, que l'emploi de ce style sincèrement dramatique, qu'il venait de dérober à Molière, n'était pas limité à la comédie; que la passion la plus sérieuse pouvait s'en servir et l'élever jusqu'à elle? Comment ne s'estil pas rappelé que le style de Corneille, en bien des endroits

pathétiques, ne diffère pas essentiellement de celui de Molière? il ne s'agissait que d'achever la fusion; l'œuvre de réforme dramatique qui se poursuit maintenant sous nos yeux eût été dès lors accomplie. C'est que, sans doute, dans la tragédie telle qu'il la concevait, Racine n'avait nullement besoin de ce franc et libre langage; c'est que les Plaideurs ne furent jamais qu'une débauche de table, un accident de cabaret dans sa vie littéraire; c'est que d'invincibles préjugés s'opposent toujours à ces fusions si simples que combine à son aise la critique après deux siècles. Du temps de Racine, Fénelon, son ami, son admirateur, et qui semble un de ses parents les plus proches par le génie, écrivait de Molière: « En pensant bien, il parle << souvent mal. Il se sert des phrases les plus forcées et les << moins naturelles. Térence dit en quatre mots, avec la plus «< élégante simplicité, ce que celui-ci ne dit qu'avec une multi<< tude de métaphores qui approchent du galimathias. J'aime «< bien mieux sa prose que ses vers. Par exemple, l'Avare est « moins mal écrit que les pièces qui sont en vers: il est vrai <«< que la versification françoise l'a gêné; il est vrai même <«< qu'il a mieux réussi pour les vers dans l'Amphitryon, où il << a pris la liberté de faire des vers irréguliers. Mais en géné«ral il me paroît, jusque dans sa prose, ne parler point assez << simplement pour exprimer toutes les passions. » Il faut se souvenir que l'auteur de cet étrange jugement avait la manière d'écrire la plus antipathique à Molière qui se puisse imaginer. Il était doux, fleuri, agréablement subtil, épris des antiques chimères, doué des signes gracieux de l'avenir; et sa prose, encore qu'un peu traînante, ne ressemblait pas mal à ces beaux vieillards divins dont il nous parle souvent, à longue barbe plus blanche que la neige, et qui, soutenus d'un bâton d'ivoire, s'acheminaient lentement au milieu des bocages vers un temple du plus pur marbre de Paros. Quoi qu'il en soit, il énonçait à coup sûr, dans cette lettre à l'Académie, l'opinion de plus d'un esprit délicat, de plus d'un académicien de son temps, et Racine lui-même se serait probablement entendu

avec lui pour critiquer sur beaucoup de points la diction de Molière.

La sienne est scrupuleuse, irréprochable, et tout l'éloge qu'on a coutume de faire du style de Racine en général doit s'appliquer sans réserve à sa diction. Nul n'a su mieux que lui la valeur des mots, le pouvoir de leur position et de leurs alliances, l'art des transitions, ce chef-d'œuvre le plus difficile de la poésie, comme lui disait Boileau; on peut voir là-dessus leur correspondance. En se tenant à un vocabulaire un peu restreint, Racine a multiplié les combinaisons et les ressources. On remarquera que dans ses tours il conserve par moments des traces légères d'une langue antérieure à la sienne, et je trouve pour mon compte un charme infini à ces idiotismes trop peu nombreux qui lui ont valu d'être souligné quelquefois par les critiques du dernier siècle.

En somme, et ceci soit dit pour dernier mot, il y aurait injustice, ce me semble, à traiter Racine autrement que tous les vrais poëtes de génie, à lui demander ce qu'il n'a pas, à ne pas le prendre pour ce qu'il est, à ne pas accepter, en le jugeant, les conditions de sa nature. Son style est complet en soi, aussi complet que son drame lui-même; ce style est le produit d'une organisation rare et flexible, modifiée par une éducation continuelle et par une multitude de circonstances sociales qui ont pour jamais disparu; il est, autant qu'aucun autre, et à force de finesse, sinon avec beaucoup de saillie, marqué au coin d'une individualité distincte, et nous retrace presque partout le profil noble, tendre et mélancolique de l'homme avec la date du temps. D'où il résulte aussi que vouloir ériger ce style en style-modèle, le professer à tout propos et en toute occurrence, y rapporter toutes les autres manières comme à un type invariable, c'est bien peu le comprendre et l'admirer bien superficiellement, c'est le renfermer tcut entier dans ses qualités de grammaire et de diction. Nous croyons faire preuve d'un respect mieux entendu en déclarant le style de Racine, comme celui de La Fontaine et de Bossuet, digne sans doute

d'une éternelle étude, mais impossible, mais inutile à imiter et surtout d'une forme peu applicable au drame nouveau précisément parce qu'il nous paraît si bien approprié à u genre de tragédie qui n'est plus.

Janvier 1830.

SUR LA REPRISE DE BÉRÉNICE

AU THEATRE-FRANÇAIS.

(Janvier 1844)

Il y avait quelque hardiesse à revenir de nos jours à Bérénice, et cette hardiesse pourtant, à la bien prendre, était de celles qui doivent réussir. On peut considérer même que le moment présent et propice était tout trouvé. Le goût a des flux et des reflux bizarres; ce sont des courants qu'il faut suivre et qu'il ne faut pas craindre d'épuiser. Après Moscow et la retraite de Russie, disait le spirituel M. de Stendhal, Iphigénie en Aulide devait sembler une bien moins bonne tragédie et un peu tiède; il voulait dire qu'après les grandes scènes et les émotions terribles de nos révolutions et de nos guerres, il y avait urgence d'introduire sur le théâtre un peu plus de mouvement et d'intérêt présent. Mais aujourd'hui, après tant de bouleversements qui ont eu lieu sur la scène, et de telles tentatives aventureuses dont on paraît un peu lassé, Iphigénie redevient de mise, elle reprend à son tour toute sa vivacité et son coloris charmant. On en a tant vu, qu'un peu de langueur même repose, rafraîchit et fait l'effet plutôt de ranimer. Après les drames compliqués qui ont mis en œuvre tant de machines, l'extrême simplicité retrouve des chances de plaire; après la Tour de Nesle et les Mystères de

« PreviousContinue »