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exprimèrent la même chose dans un langage propre à flatter les oreilles de la multitude, et leurs efforts firent sentir à Socrate et à Platon la nécessité d'une restauration complète dans les sciences philosophiques.

Ce fut Pyrrhon qui, le premier, rédigea le scepticisme en système ', non pas, comme on le pense assez communément, pour détruire sans retour toutes les croyances positives, mais pour apprendre à l'esprit humain à suspendre son assentiment, jusqu'à ce que des tentatives nouvelles eussent donné à la raison une direction plus heureuse dans la recherche de la vérité. Il ne disait pas qu'il était impossible de la trouver, mais qu'il n'avait pas pu la trouver encore; ce qui prouve que son scepticisme n'avait rien de commun avec ce doute absolu qui naît du découragement de l'esprit humain. « Tous ceux, dit le plus ancien historien du scepticisme, tous ceux qui cherchent une chose arrivent à l'un de ces trois résultats: ou ils la trouvent en effet, ou ils prononcent qu'on ne peut la trouver, ou ils avouent seulement ne

1. Sextus Empir., Pyrrhon. Hypotyp., 1. 1, c. ni, § 7

pas l'avoir trouvée encore, et persévèrent, par conséquent, dans leur recherche. Le dernier cas est celui des sceptiques'. »

Cette définition fondamentale nous apprend dans quel esprit Pyrrhon attaquait tous les systèmes dogmatiques indistinctement. On peut dire, en tenant compte de la différence des vues philosophiques, qu'il jouait un rôle analogue à celui de Socrate, qui avait interprété par l'aveu de son ignorance la supériorité que l'oracle lui donnait sur tous les Sages.

C'était contre le témoignage des sens, en tant qu'ils nous font prononcer sur la réalité des objets, que Pyrrhon dirigeait ses attaques les plus sérieuses. Les divers animaux étant affectés d'une manière différente par les mêmes objets, suivant la différence de leur organisation, de quel droit l'homme donnerait-il la préférence à ses propres sensations? La chose ne saurait se démontrer, puisqu'il faudrait toujours supposer ce qui est en question. Tout ce qu'il peut faire, c'est d'affirmer qu'une apparence lui est offerte '.

1. Sextus Empir., Pyrrhon. Hypot., 1. Ix, c. x, § I. 2. Id., ib., 1. 1, §40; Tennem. Geschichte, t. v, p. 68.

A ces objections déduites de la variété des animaux, il en ajoutait d'autres tirées des circonstances dans lesquelles les objets se présentent à nous, de la diversité des organes des sens, enfin de la différence des hommes. Fallait-il croire à tous les hommes à la fois, ou seulement à quelques-uns d'entre eux ? Dans le premier cas, on admettrait des choses contradictoires; dans le second, à quels signes reconnaîtrait-on les plus sages, qui, d'ailleurs, ne sont jamais d'accord entre eux? Enfin, si l'on était tenté de se ranger à l'opinion du plus grand nombre, ne sait-on pas qu'il n'y a rien de si aveugle que les préjugés de la multitude '?

Quant aux choses morales, il opposait les uns aux autres les élémens divers qui les constituent, comme les usages, les institutions, les lois, les traditions, les opinions dogmatiques'. Il signalait l'opposition qu'il y avait entre l'institut d'Aristippe et celui de Diogène, entre les usages de l'Éthiopie et ceux de l'Inde, entre les

1. Brucker, de Sectâ scepticâ, t. I, p. 1332-1334. 2. Id., ibid.; Diogen. Laert., 1. Ix, §81. 3. Sextus Empir., Pyrrhon. Hypot., 1. 1, § 145–163.

lois de Rhodes et celles de la Scythie, et en voyant partout tant de contrastes et de contradictions, il demandait quel guide il fallait suivre au milieu de cette confusion universelle?

Ici son doute ne ressemblait plus à celui de Socrate pour qui ce n'était qu'une transition pour arriver aux vérités qu'il importe le plus à l'homme de connaître : tandis que pour Pyrrhon c'était un état d'équilibre et d'immobilité; car sa maxime fondamentale était celle-ci: A tout raisonnement est opposé un raisonnement d'un poids égal et d'une méme force'.

On entrevoit l'influence qu'une pareille doctrine pouvait avoir sur la vie pratique, si Pyrrhon avait été conséquent. Mais tout en contestant la réalité des objets extérieurs et celle

des rapports moraux qui unissent les hommes entre eux, il reconnaissait la nécessité d'agir, et d'obéir à cette persuasion involontaire qui résulte des impressions des sens'. Il admettait au même titre l'instruction naturelle, l'instinct de la conservation, l'autorité des lois et des

1. Sextus Empir., Pyrrhon. hypot., 1. 1, c. III, v. 2. Ibid., c. vIII, § 17; c. x, § 19; c. x1, § 20, 24.

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mœurs, et les traditions des arts utiles à la vie. C'est, dit-il, en suivant cette route commune que nous reconnaissons l'existence de la Divinité, que nous lui rendons un culte, que nous croyons à sa à sa providence'.

On voit bien que cette dernière concession, insignifiante par la place qu'elle occupe dans le système, ne pouvait pas l'empêcher de porter ses fruits. Aussi, je ne sache pas qu'aucun des successeurs de Pyrrhon ait développé les motifs de cette croyance pratique au plus important de tous les dogmes. Au contraire, ils s'attachèrent de préférence à tous les points de vue qui pouvaient la détruire, et le scepticisme dégénéra entre leurs mains comme la doctrine d'Épicure avait dégénéré entre celles de ses disciples.

Assez peu de célébrité s'est attaché aux noms des philosophes de l'école sceptique. Timon de Phlius, le moins obscur d'entre eux, l'ami et l'élève de Pyrrhon, composa des satires pleines d'amertume contre les anciens philosophes ', en épargnant toutefois Socrate, à cause de sa

1. Sextus Empir., Pyrrhon. Hypot., 1. III, c. 1, § 1.
2. Brucker, de Sectâ scepticâ, t. 1, p, 1327.

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