qui mette l'un d'entre vous à votre tête ; et vous avez voulu me déférer cette dignité indépendamment du sort, en considération des cinquante années que je compte présentement depuis ma réception. Un demisiècle passé parmi vous, m'a fait un mérite; mais je l'avouerai, Messieurs, je me flatte d'en avoir encore un autre, et plus considérable, et qui vous a plus touchés ; c'est mon attachement pour cette compagnie, d'autant plus grand, que j'ai eu plus de temps pour la bien connaître. Je dirai plus, ceux qui la composent présentement, je les ai vu tous entrer ici, tous naître dans ce monde littéraire, et il n'y en a absolument aucun à la naissance de qui je n'aie contribué. Il m'est permis d'avoir pour vous une espèce d'amour paternel, pareil cependant à celui d'un père qui se verrait des enfans fort élevés au-dessus de lui, et qui n'aurait guère d'autre gloire que celle qu'il tirerait d'eux. Les trois âges d'hommes que Nestor avait vus, je les ai presque vus aussi dans cette académie, qui s'est renouvelée plus de deux fois sous mes yeux. Combien de talens, de génies, de mérites, tous singulièrement estimables en quelque point, tous différens entre eux, se sont succédés les uns aux autres; et en combien de façon le tout s'est-il arrangé pour former un corps également digne dans tous les temps de prétendre à l'immortalité, selon qu'il a osé le déclarer dès sa naissance! Tantôt la poésie, tantôt l'éloquence, tantôt l'esprit, tantôt le savoir ont eu la plus grande part à ce composé, toujours égal à lui-même et toujours divers; et j'ose prédire, sur la foi de ma longue expérience, qu'il ne dégénérera point, et soutiendra cette haute et noble prétention dont il s'est fait un devoir. J'ai vu aussi, et de fort près, et long-temps, une autre compagnie célèbre, dont je ne puis m'empêcher de parler ici, quoique sans une nécessité absolue, mais à l'exemple de ce Nestor que je viens de nommer. Quand l'académie des sciences prit une nouvelle forme par les mains d'un de vos plus illustres confrères, il lui inspira le dessein de répandre, le plus qu'il lui serait possible, le goût de ces sciences abstraites et élevées qui faisaient son unique occupation. Elles ne se servaient ordinairement, comme dans l'ancienne Égypte, que d'une certaine langue sacrée, entendue des seuls prêtres et de quelques initiés. Leur nouveau législateur voulait qu'elles parlassent, autant qu'il se pourrait, la langue commune ; et il me fit l'honneur de me prendre ici pour être leur interprète, parce qu'il compta que j'y aurais reçu des leçons excellentes sur l'art de la parole. Cet art est beaucoup plus lié qu'on ne le croit peut-être avec celui de penser. Il semble que l'académie française ne s'occupe que des mots; mais à ces mots répondent souvent des idées fines et déliées, difficiles à saisir et à rendre précisément telles qu'on les a, ou plutôt telles qu'on les sent, aisées à confondre avec d'autres par des ressemblances trompeuses, quoique très fortes. L'établissement des langues n'a pas été fait par des raisonnemens et des discussions académiques, mais par l'assemblage bizarre en apparence d'une infinité de hasards compliqués; et cependant il y règne au fond une espèce de métaphysique fort subtile qui a tout conduit ; non que les hommes grossiers qui la suivaient se proposassent de la suivre, elle leur était parfaitement inconnue : mais rien ne s'établissait généralement, rien n'était constamment adopté, que ce qui se trouvait conforme aux idées naturelles de la plus grande partie des esprits, et c'était là l'équivalent de nos assemblées et de nos délibérations. Elles ne font plus, qu'avec assez de travail, ce qui se fit alors sans aucune peine, de la même manière à peu près qu'un homme fait n'apprendra point, sans beaucoup d'application, la même langue qu'un enfant aura apprise sans y penser. Un des plus pénibles soins de l'académie, est de développer dans notre langue cette métaphysique qui se cache, et ne peut être aperçue que par des yeux assez perçans. L'esprit d'ordre, de clarté, de précision, nécessaire dans ces recherches délicates, est celui qui sera la clef des plus hautes sciences, pourvu qu'on l'y applique de la manière qui leur convient; et j'avais pu prendre ici quelque teinture de cet esprit qui devait m'aider à remplir les nouveaux devoirs dont on me chargeait. Avec un pareil secours, ce savoir que les maîtres ne communiquaient pas réellement dans leurs ouvrages, mais qu'ils montraient seulement de loin, placé sur des hauteurs presque inaccessibles, pouvait en descendre jusqu'à un certain point, et se laisser amener à la portée d'un plus grand nombre de personnes. Ainsi, Messieurs, car je cesse enfin d'abuser des priviléges de Nestor, c'est l'académie française qui m'a formé la première ; c'est elle qui en mettant mon nom dans sa liste, y a la première attaché une certaine prévention favorable; c'est elle qui m'a rendu plus susceptible de l'honneur d'entrer dans de pareilles sociétés, et je me tiens heureux de pouvoir aujourd'hui lui en marquer publiquement ma vive reconnaissance. La cé rémonie du renouvellement des vœux au bout de cinquante ans se pratique dans de certains corps; et si quelque chose d'approchant était en usage dans celuici, je descendrais volontiers de la première place pour me remettre à celle de récipiendaire, et y prendre de nouveau les mêmes engagemens que j'y pris il y a si long-temps. Je me porterais à cette action avec d'autant plus d'ardeur, que je suis présentement plus redevable que jamais à cette respectable compagnie. DISCOURS Lu dans l'assemblée publique du 25 août 1749. L'académie juge à propos de prendre l'occasion de cette assemblée publique, pour avertir ceux qui aspireront aux prix de poésie que nous proposons ici tous les ans, d'être aussi exacts sur la rime, que l'ont été tous nos bons poètes du siècle passé. Quelques ouvrages modernes, qui, quoiqu'ils manquassent souvent de cette exactitude, n'ont pas laissé de réussir à un certain point, ont donné un exemple commode, qui a été aussitôt saisi avec ardeur, et prospère de jour en jour. L'académie s'en est aperçue bien sensiblement dans un grand nombre des ouvrages de poésie qu'elle a reçus cette année ; et elle croit qu'il est de son devoir de s'opposer au progrès de l'abus, en déclarant que dans ses jugemens elle se conduira à cet égard avec toute la rigueur convenable. Cette rigueur va peut-être scandaliser quelques personnes. Quest-ce que la rime, dira-t-on ? N'est-ce pas une pure bagatelle ? J'en conviens, à parler selon la pure raison; mais le nombre réglé des syllabes, un repos fixé au milieu de nos grands vers, ou la césure, ne sont-ce pas aussi des bagatelles précisément de la même espèce? Traitez-les comme vous voulez traiter la rime; négligez-les autant, les proportions gardées, et vous n'aurez plus de poésie française, rien qui la distingue de la prose. On peut même remarquer ici, à l'avantage de la rime, que des trois conditions ou règles arbitraires qui distinguent dans notre langue la poésie d'avec la prose, la rime est celle qui la distingue le plus ; elle en fait plus elle seule que les deux autres ensemble, et il est clair qu'elle en doit être d'autant plus soigneusement conservée. Ne sont-ce pas les difficultés vaincues qui font la gloire des poètes ? N'est-ce pas sur cet unique fondement, par cette seule considération, qu'on leur a permis une espèce de langage particulier, des tours plus hardis, plus imprévus; enfin ce qu'ils appellent euxmêmes, en se vantant, un beau, un noble, un heureux. délire; c'est-à-dire, en un mot, ce que la droite raison n'adopterait pas ? S'ils ne se soumettent pas aux conditions apposées à leurs priviléges, on aura droit de les condamner à redevenir sages. Il ne faut pas traiter de la même manière les arts utiles et ceux qui ne sont qu'agréables. Les utiles le sont d'autant plus, qu'ils sont d'une plus facile exécution, la raison en est évidente: au contraire, les arts purement agréables perdraient de leur agrément à devenir moins difficiles, puisque c'est de leur difficulté que |