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des gémissemens et des cris des paysans. Sa mort fut honorée de la même oraison funèbre, éloges les plus précieux de tous, tant parce qu'aucune contrainte ne les arrache, que parce qu'ils ne se donnent ni à l'esprit ni au savoir, mais à des qualités infiniment plus estimables.

Il travaillait depuis un temps à l'histoire de la géométrie. Chaque science, chaque art devrait avoir la sienne. Il est très agréable, et ce plaisir renferme beaucoup d'instruction, de voir la route que l'esprit humain a tenue, et, pour parler géométriquement, cette espèce de progression, dont les intervalles sont d'abord extrêmement grands, et vont ensuite naturellement en se serrant toujours de plus en plus. L'histoire de la géométrie ancienne aurait été d'une discussion, et d'une recherche fort pénible, et il eût fallu beaucoup travailler pour ne rien apprendre que des méthodes embarrassées qui ont conduit les plus grands génies à ce qui n'est présentement qu'un jeu. La géométrie moderne, dont l'époque est à Descartes, qui a changé la face de tout, eût été plus agréable et plus intéressante, mais en même temps plus dangereuse à traiter. Non-seulement les particuliers, mais les nations mêmes ont des jalousies. Heureusement de Montmort était assez intelligent et assez laborieux pour la première partie de son ouvrage, assez instruit et assez équitable pour la seconde. Il n'était pas encore fort avancé, puisse-t il avoir un digne successseur !

Le fort de son travail n'était qu'à sa campagne, où il passait la plus grande partie de l'année; la vie de Paris lui paraissait trop distraite pour des méditations aussi suivies que les siennes. Du reste, il ne craignait pas les

TOM. II.

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distractions en détail. Dans la même chambre où il travaillait aux problêmes les plus embarrassans, on jouait du clavecin; son fils courait et le lutinait, et les problêmes ne laissaient pas de se résoudre. Le P. Malebranche en a été plusieurs fois témoin avec étonnement. Il y a bien de la force dans un esprit qui n'est pas maîtrisé par les impressions du dehors même les plus légères.

Il faisait volontiers les honneurs de Paris aux savans étrangers, qui la plupart s'adressaient d'abord à lui. Quoique vif et sujet à des colères d'un moment, surtout quand on l'interrompait dans ses études pour lui parler d'affaires, il était fort doux, et à ces colères succédait une petite honte et un repentir gai. Il était bon maître, même à l'égard de domestiques qui l'avaient volé, bon ami, bon mari, bon père, non-seulement pour le fond des sentimens, mais, ce qui est plus rare, dans tout le détail de la vie.

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ÉLOGE

DE ROLLE.

MICHEL ROLLE naquit à Ambert, petite ville de la 'basse Auvergne, le 21 avril 1652. Son père, marchand peu aisé, après lui avoir fait bien apprendre à écrire, et un peu d'arithmétique, le mit chez un notaire, et ensuite chez différens procureurs du pays, pour le former aux affaires et à la pratique, qui devaient être le principal fonds de sa subsistance. Mais il se lassa bientôt de ces sortes d'occupations, qui en effet ne sont pas

médiocrement dégoûtantes pour qui n'y est pas appelé par la nature; et à l'âge de vingt-trois ans, il vint à Paris avec la seule ressource d'écrire assez bien pour en pouvoir donner des leçons.

Le peu d'arithmétique qu'il savait, et qui est communément joint å cette profession, était une faible semence qui germa bien vite chez lui par la bonne disposition du terroir. Il entra plus avant, et toujours plus avant dans la science des nombres; et enfin, sans avoir eu l'intention, et presque sans s'en apercevoir, il se trouva conduit jusqu'à l'algèbre. C'était là où la nature le voulait. Il s'enfonça dans la plus abstraite analyse; la difficulté n'était que de trouver du temps. Sa profession, devenue d'autant plus nécessaire, qu'il était déjà chargé de famille, l'occupait beaucoup : mais tout ce qu'elle pouvait lui laisser de loisir, tout ce qu'il pouvait dérober à son sommeil, la passion dominante le prenait; et l'on sait que les passions font toujours leur part assez bonne.

Feu Ozanam avait proposé ce problême : trouver quatre nombres, tels que la différence de deux quelconques soit un carré, et que la somme de deux quelconques des trois premiers soit encore un carré. Il avait ajouté que le moindre de ces nombres n'aurait pas moins de cinquante chiffres, et qu'il ne croyait pas qu'on en pût trouver de plus petits. Rolle en 1682, c'est-à-dire âgé de 30 ans, résolut le problême par quatre formules algébriques qui exprimaient les quatres nombres, et n'avaient que deux inconnues ou indéterminées, telles qu'en supposant d'abord que la première était une, et la seconde deux, ce qui est la plus simple des suppositions, il venait quatre nombres conditionnés comme on les deman

dait, et qui n'avaient chacun que sept chiffres au lieu de cinquante, espèce d'insulte savante qu'on faisait au problème. Rolle donnait de plus la manière d'avoir dix millions de fois mille milliards de résolutions dans lesquelles le plus grand nombre n'aurait pas cinquante chiffres, insulte infiniment redoublée. Aussitôt Colbert, qui avait des espions pour découvrir le mérite caché ou naissant, déterra Rolle dans l'extrême obscurité où il vivait, et lui donna une gratification qui devint ensuite une pension fixe.

Encouragé par une récompense si prompte, et en quelque sorte si prévenante, et plus encore par la gloire d'un début si brillant, il se dévoua entièrement à l'algèbre, et y fit de si grands progrès, qu'en 1685, trois ans seulement après que son nom eut paru pour la première fois, il fut reçu dans l'académie des sciences pour y tenir une place qu'un autre eût peut-être eu de la peine à remplir.

Il n'y a point d'habiles mathématiciens qui ne sachent beaucoup d'algèbre, ou du moins assez pour l'usage indispensable. Mais cette science, poussée au-delà de cet usage ordinaire, est si épineuse, si compliquée de difficultés, si embarrassée de calculs immenses, et pour tout dire, si affreuse, que très peu de gens ont un courage assez héroïque pour s'aller jeter dans ses abimes profonds et ténébreux. On est plus flatté de certaines théories brillantes, où la finesse de l'esprit semble avoir plus de part que la dureté du travail. De plus, il ne s'agit dans l'algèbre que de l'art de démêler une grandeur inconnue au travers de mille nuages qui la couvrent, supposé qu'on ait dessein de la connaître ; mais ce dessein, ce sont d'autres parties des mathématiques, des

intérêts particuliers, pour ainsi dire, qui le font naître en certaines occasions, et on les attend pour se donner la peine d'employer l'algèbre; ou, ce qui est encore plus court, quand l'affaire en est venue là, on se contente de la renvoyer à l'algèbre, qui est obligée de s'en charger. Rolle ne la traita pas ainsi ; il l'aima pour ellemême, et en brava toutes les horreurs, sans se proposer autre chose que de les surmonter; cependant, comme l'algèbre et la haute géométrie sont devenues inséparables, il pénétra aussi jusqu'à cette géométrie ; mais il n'alla jamais jusqu'à celle qui est mêlée de physique, peut-être parce que l'algèbre, à laquelle il était si fidèle, ne l'y conduisait pas nécessairement.

M. de Louvois, dont un des fils avait appris de lui les élémens de mathématiques, lui donna au bureau de l'extraordinaire des guerres une seconde place qui valait mieux que celle de l'académie, et pouvait le mener plus loin. Il tâcha pendant quelque temps de les accorder toutes deux, et même M. de Barbezieux voulut bien lui permettre de s'absenter deux fois la semaine pour venir aux assemblées de la compagnie; mais tout cela était forcé; il s'accablait de travail, il prenait trop sur son sommeil. Enfin, il sentit l'impossibilité absolue de servir à deux maîtres; et dans la nécessité de choisir, il préféra celui que sa fortune étroite ne lui conseillait pas, mais que son goût demandait. Il a fait encore d'autres sacrifices courageux à l'algèbre et à sa liberté, ou plutôt à l'algèbre seule; car il n'avait besoin de liberté que pour elle. Il y a entre les sciences et les richesses une ancienne et irréconciliable division.

En 1690, il publia un traité d'algèbre in-4°. Ce qui en a le plus brillé, a été sa méthode des cascades,

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