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On fera peut-être encore un reproche aux Mélanges, celui de ne reproduire l'Univers que sous des traits un peu effacés. Les habitués du journal se rappellent plus d'un article caractéristique qu'ils ne retrouveront pas dans ces volumes, des personnalités moins piquantes que grossières, et que l'auteur, on aime à le croire, s'est fait scrupule de reproduire. Il en résulte que nous n'avons peut-être pas ici M. Veuillot tout entier. Mais quoi? Il en restera toujours assez.

Laissons les Mélanges pour revenir au journal. J'ai dit quel rang l'Univers occupe dans la presse française. Ce rang s'explique à la fois par le talent et le caractère du rédacteur en chef, et par la gravité des intérêts auxquels il s'est dévoué.

M. Veuillot a tracé quelque part l'idéal du journaliste: «Le talent du journaliste, c'est la promptitude, le trait, avant tout la clarté. Il n'a qu'une feuille de papier et qu'une heure pour exposer le litige, battre l'adversaire et donner son avis; s'il dit un mot qui n'aille au but, s'il prononce une phrase que le lecteur ne comprenne pas tout d'abord, il n'entend point le métier. Qu'il se hâte, qu'il soit net, qu'il soit simple. La plume du journaliste a tous les priviléges d'une conversation hardie; il doit en user. Mais point d'apparat, et qu'il craigne surtout de chercher l'éloquence. Tout au plus peut-il l'étreindre un instant, lorsqu'il la rencontre, en habit de travail, débarrassée de tous ces panaches dont l'affuble le goût des rhéteurs. » Cette image, comme il arrive quelquefois, est un portrait, et ce portrait est celui de l'auteur. On ne pouvait mieux rendre les traits essentiels du talent de M. Veuillot. Personne n'a plus que lui la fibre journaliste. Ses défauts le servent autant que ses qualités. Plus penseur, il douterait; plus instruit, il trancherait moins hardiment; plus versé dans les langues étrangères, il écrirait un français moins agile ou moins sûr. Il a peu d'acquis, mais une intelligence facile et qui s'empare vite d'une question. Donnez-lui vingt-quatre heures, il vous fera

un article sur un sujet auquel il n'a jamais réfléchi; donnez-lui une semaine, il vous fera un livre. Il est toujours prêt. Mais la controverse surtout l'inspire. Ton crâne, verve moqueuse, puissance d'invective, tout contribue à en faire un homme de combat. Le bon sens gémit des excès de l'écrivain; le bon goût regrette dans son style l'absence de la distinction. C'est quelquefois du Voltaire, mais c'est souvent du Charivari. Tel qu'il est, après tout, l'Univers est un tour de force. Porter en lest toute une littérature épiscopale, et flotter au vent léger et pimpant! Servir à ses abonnés des dissertations sur la Somme de saint Thomas, sans cesser d'être le plus amusant des journaux! On avouera qu'il y a dans M. Veuillot, sinon le génie littéraire, au moins le génie du journalisme.

Mais M. Veuillot est plus qu'un journaliste habile; j'en suis bien fâché pour ses ennemis, c'est un honnête homme. Il l'est dans un temps où, comme l'écrivait naguère une plume spirituelle, on voit tant de belles choses et tant de vilains personnages. Il a des convictions, il leur est dévoué, il se sent pur d'intérêt personnel et de bassesses d'antichambre, pur de convoitise et de cupidité. Il est fort, parce qu'il peut en appeler à la conscience de ceux-là même qui l'injurient, et les défier de le mépriser. On peut le combattre, le haïr, le craindre, mais on le respecte parce qu'il se respecte lui-même.

L'Univers, considérable par le talent et le caractère de son rédacteur, l'est encore par la cause qu'il défend. Cette cause est celle d'une religion. Quand la Réformation scinda l'Europe, on put croire un instant que les idées nouvelles allaient conquérir le monde; le flot montant menaçait de tout envahir; bientôt, cependant, il rencontra un obstacle; le zèle et l'habileté de la Compagnie de Jésus, les réformes du concile de Trente firent rentrer le fleuve dans son lit. Depuis lors, la société est restée partagée entre les deux Eglises, ou, si l'on veut, entre les deux principes. Le protestantisme est devenu la religion des races germaniques, le catholicisme est resté

celle des races latines. Les deux rivaux sont encore aujourd'hui en présence, sans parvenir à entamer le territoire ennemi. Les limites de leurs domaines respectifs n'ont ni avancé, ni reculé. Rien n'annonce que cet état de choses doive changer. On peut même conjecturer avec quelque vraisemblance que, si une nouvelle révolution religieuse s'accomplissait dans la chrétienté, ce ne serait au profit d'aucune des communions religieuses déjà existantes. Quoi qu'il en soit, le catholicisme est actuellement la religion de la moitié de l'Europe. Dès lors il est à désirer que cette religion produise parmi les nations qui en portent encore le nom et le baptême, tous les bienfaits spirituels dont elle a été la source en d'autres temps. Si elle ne réussit pas à diriger de nouveau les destinées des peuples, à imprimer encore une fois son cachet sur la pensée et l'activité d'un monde, qui oserait dire cependant qu'elle n'a plus de vertu à déployer, plus d'oeuvre à accomplir, qu'aucune àme n'a plus besoin de sa discipline, de ses lumières ou de ses consolations? Dès lors aussi tout esprit élevé, sans préjudice de ses prédilections personnelles, sans abandonner ses vues sur la valeur relative des diverses conceptions religieuses, ne doitpas vouloir que l'Eglise romaine continue à s'acquitter de sa mission? Le catholicisme, quoi qu'on fasse, est encore debout, il est encore une puissance morale, par conséquent aussi une force sociale, et l'Univers, qui s'est proposé de le défendre et de le servir, se trouve, par cela même, revêtu d'une importance incontestable.

il

Après cela, il est bien vrai de dire que le catholicisme est une abstraction, qu'il importe de définir le mot, et même que tout dépend de là. L'Univers, je le sais, voudrait empêcher cette question de se poser. Je me rappelle qu'un journal fit jadis à M. Veuillot la malice de lui demander ce que c'est que le catholicisme. L'Univers garda quelque temps le silence, puis refusa tout bonnement de répondre. Je le crois bien. Donner une définition, c'eût été montrer qu'il y en a plusieurs. Or,

cette concession faite, le système de l'Univers s'écroulait. Quel est donc ce système? C'est ce que je vais tâcher d'expliquer.

Si l'Univers ne répond pas toujours aux interpellations, il n'en dédaigne cependant pas l'usage. Il est une question, surtout, qu'il se plaît à opposer aux partisans de la liberté en matière de foi. La vérité, leur demande-t-il, la vérité existe-t-elle en religion? Si elle existe, y a-t-il des moyens de la connaître? Et, une fois connue, n'a-t-elle pas droit à quelque préférence? L'Univers défie le Siècle et les Débats de répondre. Ceux-ci redoutent quelque piége, et ne paraissent pas pressés de s'expliquer. Il s'agit pourtant de la thèse fondamentale de M. Veuillot, du principe même de sa polémique, du seul point sur lequel la discussion puisse arriver à des résultats décisifs.

Les questions proposées par l'Univers reviennent à l'assertion que voici la vérité religieuse est évidente; Dieu lui a fait ce sort dans le monde qu'elle s'impose aux intelligences comme le soleil se manifeste aux regards; les méchants peuvent seuls la méconnaître; la dissidence est donc une erreur volontaire qu'on peut et qu'on doit réprimer, et l'établissement de l'unité dans les croyances devient la tâche la plus importante des gou

vernements.

En d'autres termes, et pour tout exprimer en un mot: l'homme peut posséder la vérité religieuse sous sa forme absolue. Le caractère absolu de la vérité, telle est la thèse de M. Veuillot.

Eh bien, il se trouve que tout le mouvement du monde moderne s'est accompli dans un seps directement opposé à cette thèse. La foi à l'absolu est propre à l'enfance, à celle des peuples comme à celle des individus. Les uns et les autres la perdent de la même manière, en devenant hommes faits.

Tous les objets sont simples aux yeux de l'enfant, toutes les couleurs sont tranchées, tous les contrastes sont des contradictions. Mais l'expérience corrige chaque jour ces impres

sions. La réalité se montre de plus en plus riche et complexe, les nuances paraissent, les ombres se fondent, les points de vue se multiplient. On s'aperçoit que ni le bien, ni le mal, ni le vrai, ni le faux ne sont à l'état pur ici-bas; qu'il y a de l'erreur dans toutes nos vérités, des faiblesses dans toutes nos vertus. Bien plus, il devient manifeste que le mouvement des choses humaines résulte précisément des efforts que fait sans cesse un principe pour se dégager de son contraire. En un mot, tout était absolu, tout est devenu relatif.

Ce n'est pas tout: l'enfant ne distingue pas la réalité de l'idée qu'il s'en fait. Il a pleine foi aux vues de son intelligence. Il confond ses perceptions et la chose perçue, son opinion et les faits qui la déterminent, sa certitude et l'évidence, sa croyance et la vérité telle qu'elle est en elle-même. La vérité est une, dit-il, et si les autres ne la voient pas, c'est-à-dire ne la voient pas comme lui, ce ne peut être que l'effet de la sottise ou de la mauvaise volonté. L'expérience corrige encore cette naïveté de la foi. En découvrant qu'il s'est trompé là même où il s'était cru le plus certain, l'homme apprend à se défier de son sentiment, et à distinguer entre la certitude et le vrai. Ainsi s'ébranle toujours plus sa confiance dans la vérité absolue, j'entends dans la vérité absolue en tant qu'accessible aux hommes.

Notons encore ceci. Là où il n'y a point d'individualité, tout le monde se ressemble et par conséquent aussi tout le monde est d'accord. On a l'unité de l'uniformité. Cependant l'étude, la réflexion, la pratique de la vie tendent sans cesse à développer les hommes, et, en les développant, à les individualiser. Or l'individualité c'est la diversité. Les opinions raisonnées ne peuvent se substituer aux vues traditionnelles sans mettre au jour les différences qui les séparent. Chacun se trouve ainsi avec ses convictions en présence de convictions rivales, et apprend à reconnaître leurs droits en réclamant les siens. Encore un coup porté aux prétentions de l'absolu.

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