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l'horizon, il se prit à contempler les eaux limpides du Léman, à demi cachées par la brume, et les bleus coteaux du Jura.

Nous restâmes quelque temps silencieux. J'observais mon compagnon. Il excitait au plus haut point ma curiosité ; j'aurais voulu, en étudiant sa physionomie, pénétrer le secret de son existence. Il connaissait trop bien la contrée, il paraissait un chasseur trop expérimenté pour n'être pas un enfant de la montagne. Cependant l'aisance et la distinction de ses manières, un anneau d'or qu'il portait au doigt, m'empêchaient de ne voir en lui qu'un pauvre bûcheron des Plans. Enfin un langage facile et correct, une prononciation vraiment française, chose rare dans son pays, me portaient à croire qu'il avait vécu en France, peut-être à l'aris. L'expression de sa figure offrait aussi de singuliers contrastes. Il paraissait m'avoir complétement oublié il était plongé dans une profonde méditation, et sa physionomie, variant sans cesse, suivait le cours de ses pensées. J'en étais à me perdre en conjectures. A force d'observer tous les mouvements de cette tête mobile, je faisais à chaque instant de nouvelles suppositions, de nouveaux commentaires qui se détruisaient les uns les autres. Une seule chose me parut certaine, c'est que mon chasseur avait une âme passionnée et que les traces d'une vie orageuse étaient empreintes sur son front. Au reste, c'était une figure noble et belle: de beaux cheveux noirs, des traits un peu forts, mais parfaitement réguliers, une tête antique, avec une expression à la fois mâle et triste.

Quand je fus à bout de conjectures, je cherchai une autre distraction. Monsieur Charles paraissant plus absorbé que jamais dans sa rêverie, je ne jugeai pas à propos de l'interrompre. Je me levai; je fis quelques pas à droite et à gauche; je cherchai des saxifrages dans les fentes des rochers; puis je m'étendis sur le sol et je me mis aussi à rêver.

Je ne sais à quoi je pensais quand le signal se fit entendre.

Aussitôt nous sommes debout, à notre poste, la carabine armée, l'œil au guet. J'ignore combien de temps nous attendimes; il me sembla que ce fut un siècle. Immobile et concentrant sur un seul point, sur cette bande de neige où devait passer le gibier, toutes les forces de mon esprit, j'étais intérieurement agité par la fièvre de l'attente. Espérance, crainte, impatience j'éprouvais tout à la fois. Le sang battait dans mes veines; la sueur commençait à ruisseler sur mon front. Le moindre frémissement de l'air, un grain de sable qui se détachait sous mon pied et se prenait à rouler sur la pente, une feuille sèche transportée par l'ouragan jusque sur ces hauteurs, et ballottée encore par l'inconstance des vents: tout me faisait tressaillir. Ah! s'il y avait dans la vie beaucoup de moments pareils, nul ne se plaindrait de la rapidité des heures. Il semble que le temps s'arrête; aucune seconde ne s'écoule sans marquer dans le cœur la place qu'elle occupe dans la vie. Toutes les puissances de l'âme sont ébranlées: on sent, on vit à double; on se rassasie d'un plaisir que sa violence même rend poignant comme la douleur.

Bientôt nous entendimes le bruit de pas sonores et rapides. Cinq chamois prenaient la route indiquée par monsieur Charles. Je fis feu sur le premier. C'était une mère ayant auprès d'elle son petit, qui galoppait sans peine à ses côtés. Le petit seul fut atteint; il tomba, et, d'un bond, le reste de la troupe disparut dans le précipice.

J'avais une carabine à deux coups; je la désarmais par prudence, quand je vis reparaître un chamois sur la neige. C'était la mère qui venait chercher son petit. Elle se pencha sur lui et le flaira. Profondément touché de ce spectacle, je le contemplais, les larmes aux yeux, lorsque M. Charles m'apostropha vivement: «Vous ne tirez pas...;» en disant ces mots, il fit feu. La mère chancela; mais elle n'était que blessée; elle se releva aussitôt et disparut pour la seconde fois..... << Cruel!» m'écriai-je, mais le montagnard ne m'entendit

pas: emporté par le démon de la chasse, il ne songeait qu'à sa victime, et la suivait hardiment, guidé par les taches de sang, sur la corniche du rocher.

C'était une espèce de rebord, incliné, très-étroit, souvent interrompu, et coupant tantôt des parois perpendiculaires, tantôt de profondes ravines creusées par les eaux dans le flanc de la montagne. J'eus l'audace de m'y engager aussi. Dans de pareilles circonstances on ne calcule pas ses forces. Tout alla d'abord assez bien, et je commençais à me croire un trèsalerte montagnard, lorsque, au moment où je traversais une de ces redoutables ravines, une pierre manqua sous mon pied. Je me sentis glisser, je poussai un cri. Monsieur Charles se retourna, comprit mon danger, et, avec autant de sang-froid que d'audace, s'élança sur la pente après moi. Je ne le vis qu'un instant appuyé sur sa carabine, entouré d'un tourbillon de cailloux et de poussière, qu'il entraînait dans sa course, les cheveux au vent, le regard assuré, glissant, courant, se précipitant de rocher en rocher, il descendait rapide comme l'avalanche. Il m'atteignit, me saisit avec force, glissa quelques pas avec moi, et parvint avec peine à prendre pied sur une saillie de rocher. Vingt pas de plus, et peut-être en était-ce fait de nous deux. Monsieur Charles me laissa quelques instants de repos, puis il me conduisit en lieu sûr, auprès du petit chamois que j'avais tué.

Une fois hors de danger, j'oubliai l'homme qui m'avait sauvé pour ne songer qu'à la Providence. Le cœur pénétré, je me jetai à genoux sur la neige. Je ne sais ce que je dis à Dieu; mais jamais prière ne fut plus sincère. Monsieur Charles s'était découvert je voulus le remercier à son tour; mais il m'interrompit aussitôt : «Etes-vous blessé?»-«Non, » lui dis-je. <«< Eh bien, reprit-il, attendez ici nos compagnons et montrez leur ces taches de En achevant ces mots,

sang.

il reprit le sentier de la corniche.

Tant d'émotions étaient trop fortes pour moi je fus un

instant sur le point de perdre connaissance. Mon esprit ne pouvait se fixer; une foule d'images confuses l'obsédaient à la fois c'était l'abime béant sous mes pas; c'était la mort que j'avais vue de si près; c'était le chasseur fondant sur moi, comme l'aigle sur sa proie; c'était ce chamois blessé, cette mère qui avait bravé nos balles pour revoir son petit ; c'était ma mère, à moi, que j'avais aperçue, comme dans un rêve, au moment où je glissais vers le précipice... Mes forces étaient épuisées; j'allai m'asseoir contre le rocher.

Bientôt nos compagnons arrivèrent. Je n'essayai pas de leur raconter mon aventure. Ils me laissèrent quelques provisions, me recommandèrent la patience et se mirent promptement en route pour rejoindre monsieur Charles.

J'aurais eu, en effet, besoin de patience si je n'avais pas été trop ému pour pouvoir m'ennuyer. Dès que je fus un peu remis de mes fatigues, je pris les vivres que m'avaient laissés les montagnards, et j'allai faire un repas auprès du filet d'eau qui s'échappait de la neige; puis je me promenai de tous côtés, sans aucun but, allant où me conduisait mon caprice. Ainsi se passa toute la journée. Quand le soleil fut près de se coucher, je m'établis sur un point élevé, d'où la vue n'était masquée que d'un côté, par le massif même du Muveran. L'ombre avait déjà gagné les vallées; elle monta lentement sur les pentes boisées; elle atteignit les derniers pâturages; puis les vastes glaciers revêtirent la pourpre du soir. Toutes les cimes rivalisèrent de gloire. Je vis resplendir d'un éclat sublime les sombres rochers du Muveran ; je les vis, nus et dépouillés, s'illuminer aux feux du couchant, comme aux souvenirs de la jeunesse se colore le front d'un vieillard. Un instant, toutes les Alpes furent embrasées; puis les cimes moins hautes s'éteignirent; bientôt quelques faites solitaires brillèrent seuls à l'horizon; enfin, le roi des Alpes lui-même, le Mont-Blanc, reçut le dernier regard du soleil.

Quelques minutes après, je fus rejoint par mes compa

gnons. Tous leurs efforts avaient été vains, ils étaient harassés de fatigue; mais leur ardeur n'en était que plus vive, et ils se promettaient bien de reprendre la chasse le lendemain. Monsieur Charles leur proposa de bivouaquer sur la montagne, dans une grotte qui n'était pas fort éloignée, et où il était facile de s'abriter contre le vent et contre le froid. Sa proposition fut agréée, et nous allâmes prendre possession de notre grotte, située sur le revers valaisan, à 250 mètres au-dessous de la frête de Sailles. Un genévrier nain qui croît encore à de très-grandes hauteurs, et qui tapissait les rochers des environs nous permit d'allumer un feu magnifique. Chacun de nous choisit, en guise de siége, une pierre aussi régulière que possible, puis, tout en devisant des événements de la journée, nous déballâmes nos provisions. Les apprêts du souper ne furent pas longs; le menu en était fort simple: de minces tranches de chamois, grillées tant bien que mal sur la braise, quelque peu de viande salée, du pain et de l'eau-de-vie de gentiane, voilà tout, sauf l'eau pure de la source voisine. Jamais repas ne me fit plus de plaisir : j'étais charmé de la nouveauté de la situation; tout en mangeant de fort bon appétit, je contemplais tour à tour la mâle figure de nos montagnards groupés autour des genévriers embrasés, notre grotte, dont une flamme résineuse colorait les parois, et les grandes Alpes pennines qui, doucement éclairées par la lune, n'étaient plus à l'horizon qu'une blanche vapeur.

Nos chasseurs ne tardèrent pas à se coucher et à s'endormir. Tout sert de lit à ces hommes robustes. Etendus sur la roche, ils dorment d'un sommeil paisible et rafraîchissant; ils auraient la fièvre sur l'édredron. Nous restâmes seuls, monsieur Charles et moi, assis auprès du brasier et fumant notre cigare. Je saisis cette occasion pour le remercier de son dévouement et pour lui demander à qui je devais un si grand service. Les aventures de la chasse, tant d'émotions partagées, la solitude et le silence qui nous entouraient, contribuèrent à établir entre

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