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CHAPITRE VI.

Seconde caufe particulière de la décadence des Oracles..

II y a ici une difficulté que je ne diffimulerai pas. Dès le temps de Pyrrhus, Apollon étoit réduit à la Profe, c'està-dire, que les Oracles commençoient à décheoir: & cependant les Romains ne furent maîtres de la Grèce que longtemps après Pyrrhus ; & depuis Pyrrhus jufqu'à l'établiffement de la domina-, tion Romaine dans la Grèce, il y eut en tout ce pays-là autant de guerres & de mouvemens que jamais, & autant de fujets importans d'aller à Delphes.

Cela eft très-vrai. Mais auffi du temps d'Alexandre, & un peu avant Pyrrhus, il fe forma dans la Grèce de grandes Sectes de Philofophes qui fe moquoient des Oracles, les Cyniques, les Peripatéticiens, les Epicuriens. Les Epicuriens, fur tout, ne faifoient que plaifanter, des méchans Vers qui venoient de Del

phes; car les Prêtres les faifoient comme ils pouvoient; fouvent même péchoientils contre les règles de la mesure, & ces Philofophes railleurs trouvoient fort mauvais qu'Apollon, le Dieu de la Poéfie, fût infiniment au deffous d'Homère, qui n'avoit été qu'un fimple mortel infpiré par Apollon même.

On avoit beau leur répondre que la méchanceté même des Vers marquoit qu'ils partoient d'un Dieu qui avoit un noble mépris pour les règles, ou pour la beauté du ftyle. Les Philofophes ne fe payoient point de cela; & pour tourner cette réponse en ridicule, ils rapportoient l'exemple de ce Peintre à qui on avoit demandé un tableau d'un cheval qui fe roulât à terre fur le dos. II peignit un cheval qui couroit ; & quand on lui dit que ce n'étoit pas là ce qu'on lui avoit demandé, il renverfa le tableau, & dit: Ne voilà-t-il pas le cheval qui fe roule fur le dos? c'eft ainfi que ces Philofophes fe moquoient de ceux qui, par un certain raifonnement qui fe renverfoit, euffent conclu également que les Vers étoient d'un Dieu, foit qu'ils euffent été bons, foit qu'ils euffent été méchans.

Il fallut enfin que les Prêtres de Delphes, accablés des plaifanteries de tous ces gens là, renonçaflent aux Vers, du moins pour ce qui fe prononçoit fur le Trepié; car hors de-là il y avoit dans le Temple des Poëtes, qui de fang froid mettoient en Vers ce que la fureur divine n'avoit infpiré qu'en Profe à la Pythie. N'eft-il pas plaifant qu'on ne fe contentât point de l'Oracle tel qu'it étoit forti de la bouche du Dieu ? Mais apparemment des gens qui venoient de loin, euffent été honteux de ne reporter chez eux qu'un Oracle en Profe.

Comme on confervoit l'ufage des Vers le plus qu'il étoit poffible, les Dieux ne dédaignoient point de fe fervir quelquefois de quelques Vers d'Homère, dont la verfification étoit affurément meilleure que la leur. On en trouve, affez d'exemples; mais, & ces Vers empruntés, & les Poëtes gagés des Temples, doivent paffer pour autant de marques que l'ancienne Poéfie naturelle des Oracles s'étoit fort décriée.

Ces grandes Sectes de Philofophes contraires aux Oracles dûrent leur faire un tort plus effentiel, que celui

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de les réduire à la Profe. Il n'eft pas poffible qu'ils n'ouvriffent les yeux à une partie des gens raifonnables, & qu'à l'égard du Peuple même ils ne rendiffent la chofe un peu moins certaine qu'elle n'étoit auparavant. Quand les Oracles avoient commencé à paroître dans le monde, heureusement pour eux la Philofophie n'y avoit point encore paru.

CHAPITRE VII.

Dernières caufes particulières de la décadence des Oracles.

LA fourberie des Oracles étoit trop groffière pour n'être pas enfin découverte par mille différentes aventures..

Je conçois qu'on reçut d'abord les Oracles avec avidité & avec joie, parce qu'il n'étoit rien plus commode que d'avoir des Dieux toujours prêts à répondre fur tout ce qui caufoit de l'inquiétude ou de la curiofité. Je conçois qu'on ne dut renoncer à cette commodité qu'avec beaucoup de peine, & que les Oracles étoient de nature à ne devoir jamais finir dans le Paganifme, s'ils n'euffent pas été la plus impertinente chofe du monde: mais enfin, à force d'expérience, il fallut bien s'en défabuser.

Les Prêtres y aidèrent beaucoup par T'extrême hardieffe avec laquelle ils abufoient de leur faux miniftère. Ils croyoient avoir mis les chofes au point

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