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qui mérite d'être compté pour quelque chofe.

Eufebe (1) nous dit que fix cents perfonnes d'entre le Payens avoient écrit contre les Oracles: mais je crois qu'un certain Enomais, dont il nous parle, & dont il nous a confervé quelques fragmens, eft un de ceux dont les Ouvrages méritent le plus d'être regrettés.

Il y a plaifir à voir dans fes fragmens qui nous reftent, cet Œnomaüs plein de la liberté cynique, argumenter fur chaque Oracle contre le Dieu qui l'a rendu, & le prendre lui-même à partie. Voici, par exemple, comment il traite le Dieu de Delphes, fur ce qu'il avoit répondu à Créfus:

Créfus en paffant le fleuve Halis renverfera un grand Empire.

En effet, Créfus en paffant le fleuve Halis attaqua Cyrus, qui, comme tout le monde fait, vint fondre fur lui, & le dépouilla de tous les Etats.

Tu t'étois vanté dans un autre Oracle rendu à Créfus, dit Œnomaüs à Apollon, que tu favois le nombre des grains de fable: tu t'étois bien fait valoir fur ce que tu voyois

(1) L. 4. de la Prép. Evang.

de Delphes cette tortue que Créfus faifoit cuire en Lydie dans le même moment. Voilà de belles connoiffances pour en étre fi fier! Quand on te vient confulter fur le fuccès qu'aura la guerre de Créfus & de Cyrus, tu demeures court; car fi tu lis dans l'avenir ce qui en arrivera, pourquoi te fers-tu de façons de parler qu'on ne peut entendre! Ne fais tu point qu'on ne les entendra pas? Si tu le fais, tu te plais donc à te jouer de nous? Si tu ne le fais point, apprends de nous qu'il faut parler plus clairement, & qu'on ne t'entend point. Je te dirai même que fi tu as voulu te fervir d'équivoques, le mot Grec par lequel tu exprimes que Créfus renverfera un grand Empire, n'eft pas bien choifi,& qu'il ne peut fignifier que la victoire de Créfus fur Cyrus. S'il faut néceffairement que les chofes arrivent, pourquoi nous amufer avec tes ambiguités? Que fais-tu à Delphes, malheureux, occupé, comme tu es, à nous chanter des Prophéties inutiles? Pourquoi tous ces facrifices que nous te faifons? Quelle fureur nous possède!

Mais nomaus eft encore de plus mauvaife humeur fur cet Oracle que rendit Apollon aux Athéniens, lorfque Xercès fondit fur la Grèce avec toutes les forces de l'Afie. La Pythie leur

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donna pour réponse, que Minerve, Protectrice d'Athènes, tâchoit en vain, par toutes fortes de moyens, d'appaifer la colère de Jupiter; que cependant Ju-` piter, en faveur de fa fille, vouloit bien fouffrir que les Athéniens fe fauvaffent dans des murailles de bois, & que Salamine verroit la perte de beaucoup d'enfans chers à leurs mères, foit quand Cèrès feroit difperfée, foit quand elle feroit ramaffée.

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Sur cela Œnomaüs perd entiérement le refpect pour le Dieu de Delphes. Ce combat du père & de la fille, dit-il, fied bien à des Dieux; il eft beau qu'il y ait dans le Ciel des inclinations & des intérêts contraires. Jupiter eft courroucé contre Athènes, il a fait venir contr'elle toutes les forces de l'Afie: mais s'il n'a pas la ruiner autrement, s'il n'avoit plus de foudres, s'il a été réduit à emprunter des forces étrangères, comment a-t il eu le роиvoir de faire venir contre cette Ville toutes les forces de l'Afie? Après cela cependant il permet qu'on fe fauve dans des murailles de bois; fur qui donc tombera fa colère? Sur des pierres? Beau Devin, tu ne fais point à qui feront ces enfans dont Salamine verra la perte, s'ils feront Grecs ou Perfes ; il fauɛ

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bien qu'ils foient de l'une ou de l'autre a mée: mais ne fais-tu point du moins qu'on verra que tu ne le fais point? Tu caches le temps de la bataille fous ces belles expreffions poétiques, foit quand Cérès fera diperfée, foit quand elle fera ramaffée; tu veux nous éblouir par ce langage pompeux : mais ne fait-on pas bien qu'il faut qu'une bataille navale fe donne au temps des femailles ou de la moifon? Apparemment ce ne fera pas en hiver.Quoi qu'il arrive, tu te tireras d'affaire par le moyen de ce Jupiter que Minerve tâche d'appaifer. Si les Grecs perdent la bataille, Jupiter a été inexorable; s'ils la gagnent, Jupiter s'est enfin laiffé fléchir. Tu dis Apollon, qu'on fuie dans des murs de bois; iu confeilles, tu ne devines pas. Moi qui ne fais point deviner, j'en euffe bien dit autant; j'euffe bien jugé que l'effet de la guerre feroit tombé fur Athènes, & que puifque les Athéniens avoient des vaiffeaux, le meille pour eux étoit d'abandonner leur Ville,& de fe mettre tous fur la mer.

Telle étoit la vénération que de grandes Sectes de Philofophes avoient pour les Oracles, & pour les Dieux mêmes qu'on en croyoit auteurs. Il eft affez plaifant que toute la Religion Payenne ne fût qu'un problême de Phi

lofophie. Les Dieux prennent - ils foin des affaires des hommes? n'en prennentils pas foin? Cela eft effentiel; il s'agit de favoir fi on les adorera, ou fi on les laiffera-là fans aucun culte : tous les Peuples ont déjà pris le parti d'adorer, on ne voit de tous côtés que Temples, que facrifices; cependant une grande Secte de Philofophes foutient publiquement que ces facrifices, ces Temples, ces adorations font autant de chofes inutiles, & que les Dieux, loin de s'y plaire, n'en ont aucune connoiffance. Il n'y a point de Grec qui n'aille confulter les Oracles fur fes affaires ; mais cela n'empêche pas que dans trois grandes Ecoles de Philofophie on ne traite hautement les Oracles d'impoftures.

Qu'il me foit permis de pouffer un peu plus loin cette réflexion; elle pourra Tervir à faire entendre ce que c'étoit que la Religion chez les Payens. Les Grecs en général avoient extrêmement de l'efprit: mais ils étoient fort légers, curieux, inquiets, incapables de fe modérer fur rien; &, pour dire tout ce que j'en penfe, ils avoient tant d'ef prit, que leur raifon en fouffroit un peu. Les Romains étoient d'un autre

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