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duite. Votre exemple, joint à mes idées, me fortifiera de plus en plus à vous imiter. Il y a des rencontres où il est bien difficile de ne pas dire ce vers, tant de fois répété :

La constance est ici d'un difficile usage.

Mais on s'accoutume à tout. Plus je vis, et plus je trouve vrai ce paradoxe : Que tous les hommes sont également heureux et malheureux. Il m'est d'une grande utilité, depuis que je l'ai entendu comme il doit l'être. Pour cet effet, je pose un gueux de soixante ans à l'hôpital, avec des maux de tête violents qui le prennent réglément tous les deux jours : qu'il soit outre cela paralytique d'un côté, et sujet à une colique néphrétique. Je pose d'un autre côté un roi de trente ans, beau, bien fait, victorieux, et sain de corps et d'esprit ; et je dis que le gueux est aussi heureux que le roi, ou qu'il n'est pas plus malheureux. Si cela est véritable, comme je le crois, personne ne doit se plaindre de son état. Faites la comparaison des biens et des maux de ces deux personnages, de leurs plaisirs et de leurs peines, et je suis assuré que vous serez de mon avis.

J'ai traduit depuis peu deux oraisons grecques sur deux versions latines, l'une d'Isocrate, et l'autre de Démosthène, pour juger de leur éloquence par comparaison à celle des modernes : mais je trouve qu'il y a par-tout des perfections et des défauts, selon le goût des siècles.

946. **

Du comte DE BUSSY à madame DE SÉVIGNÉ.

A Cressia, ce 5 juillet 1688.

Je reçus votre lettre du 15 de l'autre mois, Madame, en partant de Chaseu pour venir en Comté. Le voyage et le nouvel établissement m'ont empêché jusqu'ici de vous ôter de la cruelle incertitude où vous pourriez être, vous et notre ami de ce que je serois devenu; car enfin, quelque confiance que vous ayez en mon tempérament, il se peut démentir, et ma mauvaise fortune continuant, m'obliger non pas de m'aller pendre, mais ce qui seroit plutôt fait, de me jeter par les fenêtres, pour peu que j'eusse à prendre les matières à cœur. Je suis ici à gogo, logé sur

Un ment pendant en précipices,
Qui, pour les coups du désespoir,
Sont aux malheureux si propices.

Ne craignez pourtant rien, Madame; je n'eus jamais tant d'envie de vivre, et, quoi que j'aie dit au roi, ce n'est pas assurément pour la dernière fois de ma vie que je lui ai embrassé les genoux. Je les lui embrasserai encore si souvent que j'irai peut-être jusqu'à sa bourse“.

• Madame de Coligny a rayé cette expression sur le manuscrit de son père; elle y a substitué les mots : Son cœur.

Je suis ravi de sa convalescence et du secours qu'il a trouvé dans le quinquina; Dieu veuille que dans trenté ans il en ait encore besoin.

Je n'ai pas oubilé les agitations que donne un grand procès, et cela me fait plaindre la belle comtesse. Je vous supplie de m'en apprendre le gain quand elle l'aura obtenu, car je lui en veux faire compliment. Elle est toujours dans mon estime et dans mon souvenir immédiatement après vous; si je n'avois que trente ans elle seroit devant. Ma fille lui rend mille graces de l'honneur de son souvenir.

Nous sommes dans ces vieux châteaux de Coligny b pour en affermer les terres. La modestie de l'amiral n'étoit pas si grande que vous pensiez, Madame; votre petit-neveu est bien loin d'avoir toutes les terres dont il jouissoit d'ailleurs on faisoit plus alors pour 10,000 francs, qu'on ne fait aujourd'hui pour 10,000 écus, et puis ce fameux rebelle partageoit les tailles avec son maître. Jugez après cela de sa modestie.

Le duc de Valentinois et mademoiselle d'Armagnac ont joué un beau petit rôle depuis un mois; peut-être ne les reverra-t-on plus de leur vie sur le théâtre; mais ceux qui n'en sortent point et ceux qui n'y montent jamais, les premiers personnages et les allumeurs des chandelles, tout cela sera égal à la fin de la comédie. Il faut chercher autre chose que tout ce que nous voyons, et savez-vous bien, Madame, ce qui me confirme dans ces sentiments? C'est le second livre de la vérité de la

Voyez la lettre 926, tome VII, page 464.

religion (d'Abbadie). Nous le lisons à présent, ma fille et moi, et nous trouvons qu'il n'y a que ce livre-là à lire au monde. Adieu, ma chère cousine, je vous aime de

tout mon cœur.

A M. DE Corbinelli.

Je suis très aise, Monsieur, que vous approuviez mes sentiments touchant la Providence, car j'aime à penser comme vous, et sur-tout en fait de religion. Je suis de votre avis sur votre paradoxe; c'est ce qui aide fort à me consoler de la différence extérieure qu'il y a, par exemple, du roi à moi, ne doutant pas que je n'aie le cœur moins agité que lui. J'ai bien envie de voir votre version d'Isocrate et de Démosthène. Vous croyez que les anciens et les modernes ont bien et mal pensé; je le crois comme vous, mais je crois les modernes au-dessus des anciens ".

• La question de la prééminence des anciens et des modernes a fait naître un grand nombre d'ouvrages oubliés aujourd'hui. Charles Perrault donna lieu à cette discussion, en mettant les écrivains de l'antiquité fort au-dessous des modernes dans le poëme intitulé: Le Siècle de Louis le Grand (1687). Il ne se contenta pas d'avoir avancé cette assertion plus qu'hasardée, il la soutint dans son Parallèle des Anciens et des Modernes (1690). On trouve des notions suffisantes sur ce procès littéraire dans la lettre que Boileau écrivit à Perrault en 1700. ( OEuvres de Boileau, tome V, page 182, édition de SaintMarc, Amsterdam, 1772.).

947.

De madame DE SÉVIGNÉ au comte DE BUSSY.

A Paris, ce 13 août 1688.

J'ai toujours eu confiance en votre heureux tempérament, mon cher cousin; et, quoique je connusse des gens qui se seroient fort bien pendus dans l'état où vous êtes parti d'ici, le passé me répondoit un peu de l'avenir. Il me sembloit,

Qu'un mont pendant en précipices,
Qui, pour les coups du désespoir,

Sont aux malheureux si propices,

n'étoit point du tout le chemin que vous prendriez. Et. en vérité, vous avez raison; la vie est courte, et vous êtes déja bien avancé ce n'est pas la peine de s'impa: tienter. Cette consolation est triste, et ce remède pire que le mal; cependant il doit faire son effet, aussi bien que la pensée qui n'est guère plus réjouissante, du peu de place que nous tenons dans ce grand univers, et combien il importe peu, à la fin du monde, qu'il y ait eu un comte de Bussy heureux ou malheureux. Je sais que c'est pour le petit moment que nous sommes en cette vie que nous voudrions être heureux : mais il faut se persuader qu'il n'y a rien de plus impossible, et que

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