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qu'il prétend qu'Argant égaie la tristesse du sujet du Tasse, comme si, dans tout ce que dit et fait Argant il y avait le mot pour rire.

Les païens ne pouvaient avoir des beautés poétiques d'un genre aussi sévère que les nôtres, parce que toutes leurs opinions tendaient à la licence, et que toutes leurs lais la favorisaient. Aussi ils excellent dans

le genre familier à chanter les plaisirs de l'homme domestique; mais nous les surpassons dans le genre noble, qui, dans de grands personnages et de grands événements, célèbre ou raconte de grandes vertus. Chez eux, il n'y avait point de sacri-· fice, parce qu'il n'y avait ni amour de Dieu, ni amour des hommes, motif de tous les sacrifices. Ils n'avaient même des idées justes ni sur les vices, ni sur la vertu. Leur vertu n'était qu'une froide égalité d'ame, animum æquum mi ipse parabo, qui consistait plus à retrancher ce qui pouvait les incommoder eux-mêmes, qu'à faire ce qui pouvait être utile aux autres. La religion

ne retranche rien, et elle règle tout, jusqu'aux affections les plus impétueuses. Quelquefois elle permet à la vertu le caractère même de la passion; c'est la source du vrai beau dans la poésie dramatique : et la vie d'un homme de bien éclairé par la religion, qu'est-elle autre chose qu'une longue tragédie semée de catastrophes domestiques ou publiques, dont le héros ne doit jamais se démentir, et où tout marche vers le dénouement? Un exemple fera sentir la différence de nos mœurs à celles des païens. Virgile donne à Didon de tendres souvenirs de son premier époux, et la fait succomber à de nouvelles amours. Un poète moderne, dans un sujet de son invention, ne peut prêter des faiblesses qu'à une femme qui n'a jamais aimé, et la même fidélité est imposée, dans nos mœurs politiques, à la veuve comme à l'épouse.

Ces idées que je ne fais qu'indiquer pensée fondamentale du Génie du Christianisme, y sont développées avec une supériorité de talent auquel nul autre peut

être ne sera comparé, pour décrire les orages du cœur, le tumulte des pensées, les scènes de la nature, les beautés de l'art en un mot, pour peindre à l'esprit et pour parler aux yeux. C'est assurément une idée grande et féconde que d'avoir opposé un à un, par des exemples tirés des plus grands maîtres, le père, la mère, l'enfant, le prêtre, le guerrier, l'homme domestique, et l'homme public de la littérature païenne et de la littérature chrétienne; et, loin que la religion doive être alarmée de ce parallèle, elle ne peut que gagner à un rapprochement qui ne montre, après tout, que l'expression du vrai et du bon qu'elle a mis dans la société. La poésie n'aime pas les raisonnements, mais elle vit de raison qu'elle met en action plutôt qu'en discours, en cela même imitation plus parfaite de l'homme raisonnable fait pour agir beaucoup plus que pour parler. Rien n'est beau que le vrai, et le vrai n'est que le raisonnable. Le merveilleux, qui est l'ame de la poésie, était faux chez les païens, et il est

vrai chez nous où il n'est autre chose que le beau idéal. C'est en quoi la fiction diffère de la fable; la fiction manque de réalité, la fable de vérité. Les Anciens ont tiré, dira-t-on, de grandes beautés de leur machine poétique: sans doute, mais pour des peuples enfants, et même pour nous, tant que nous n'avons écouté de cette longue chanson que l'air et non les paroles, et que nous n'avons fait attention qu'à l'expression poétique des Anciens, et non aux sujets de leur poésie; car nous croyons souvent admirer les pensées, là où nous n'admirons que le style, et les Anciens eux-mêmes mettaient avant tout l'harmonie de l'expression, les graces du débit, partie extérieure, et en quelque sorte matérielle de l'art de parler. Il semble que le monde païen soit fini pour la haute poésie. Il a commencé à l'Iliade et finit au Télémaque, et certes, c'est assez d'honneur pour ce monde de fables et d'images, d'avoir commencé par Homère et fini par Fénélon. Le monde devient plus raisonnable à force de

déraisonner, comme les enfants prennent une marche plus assurée à force de tomber. C'est parce que de grandes erreurs amènent infailliblement le développement de grandes vérités, qu'on a vu, à toutes les époques mémorables de la société, de grands talents s'associer à de grands événements, et les merveilles de l'esprit éclore au milieu des miracles de la société.

Cette réflexion me ramène à l'ouvrage de M. de Chateaubriand, où l'on voit un grand talent apparaître au milieu d'une grande époque. Cependant cet ouvrage n'est pas encore tout ce qu'il peut devenir avec le temps. Un jour, peut-être, l'aúteur en disposera quelques parties dans un meilleur ordre, en rejetant dans un volume séparé Atala et René, et en retranchant quelques expressions, et quelques raisonnements. Dans un ouvrage où l'imagination parle à la raison, la raison ne peut écouter rien que de sévère, ni l'imaginatron rien dire de trop abstrait. Mais il y conservera ces pensées graves, ces expres

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