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Rome; c'étoit des personnes consulaires. Cependant Scipion et
Lélius ne jugèrent pas ce poëte, tout déterminé rieur qu'il étoit,
indigne de leur amitié, et vraisemblablement dans les occasions
ils ne lui refusèrent pas leurs conseils sur ses écrits, non plus
qu'à Térence. Ils ne s'avisèrent point de prendre le parti de Lupus
et de Métellus, qu'il avoit joués dans ses satires; et ils ne crurent
pas lui donner rien du leur, en lui abandonnant tous les ridicules
de la république :
Num Lælius, et qui

Duxit ab oppressa meritum Carthagine nomen,
Ingenio offensi, aut læso doiuere Metello.
Famosisque Lupo cooperto versibus1?

En effet Lucilius n'épargnoit ni petits ni grands; et souvent des nobles et des patriciens il descendolt jusqu'à la lie du peuple : Primores populi arripuit, populumque tributim2.

On me dira que Lucilius vivoit dans une république, où ces sortes de libertés peuvent être permises. Voyons donc Horace, qui vivoit sous un empereur, dans les commencemens d'une monarchie, où il est bien plus dangereux de rire qu'en un autre temps. Qui ne nomme-t-il point dans ses satires? Et Fabius le grand censeur, et Tigellius le fantasque, et Nasidiénus le ridicule, et Nomentanus le débauché, et tout ce qui vient au bout de sa plume. On me répondra que ce sont des noms supposés. Oh! la belle réponse! comme si ceux qu'il attaque n'étoient pas des gens connus d'ailleurs! comme si l'on ne savoit pas que Fabius étoit un chevalier romain qui avoit composé un livre de droit; que Tigellius fut en son temps un musicien chéri d'Auguste; que Nasidiénus Rufus étoit un ridicule célèbre dans Rome; que Cassius Nomentanus étoit un des plus fameux débauchés de l'Italie 3! Certainement il faut que ceux qui parlent de la sorte n'aient pas fort lu les anciens, et ne soient pas fort instruits des affaires de la cour d'Auguste. Horace ne se contente pas d'appeler les gens par leur nom; il a si peur qu'on ne les méconnoisse, qu'il a soin de rapporter jusqu'à leur surnom, jusqu'au métier qu'ils faisoient, jusqu'aux charges qu'ils avoient exercées. Voyez, par exemple, comme il parle d'Aufidius Luscus, préteur de Fondi:

Fundos, Aufidio Lusco prætore, libenter

Linquimus, insani ridentes præmia scribæ,
Prætextam, et latum clavum, etc.

4

<< Nous abandonnâmes, dit-il, avec joie le bourg de Fondi,

1. Horace, livre I, satire II, vers 65-68.

2. Horace, ibid., vers 69.

3. Voy. Acr. Porph. Suet., Vie d'Auguste. (B.)

4. Horace, satire V, livre I, vers 34-36.

dout étoit préteur un certain Aufidius Luscus; mais ce ne fut pas sans avoir bien ri de la folie de ce préteur, auparavant commis, qui faisoit le sénateur et l'homme de qualité. »

Peut-on désigner un homme plus précisément? et les circonstances seules ne suffisoient-elles pas pour le faire reconnoître ? On me dira peut-être qu'Aufidius étoit mort alors; mais Horace parle là d'un voyage fait depuis peu. Et puis, comment mes censeurs répondront-ils à cet autre passage?

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Turgidus Alpinus jugulat dum Memnona, dumque
Diffingit Rheni luteum caput, hæc ego ludo1.

Pendant, dit Horace, que ce poëte enflé d'Alpinus égorge Memnon dans son poëme, et s'embourbe dans la description du Rhin, je me joue en ces satires. »

Alpinus vivoit donc du temps qu'Horace se jouoit en ses satires; et si Alpinus en cet endroit est un nom supposé, l'auteur du poëme de Memnon pouvoit-il s'y méconnoître? Horace, dira-t-on, vivoit sous le règne du plus poli de tous les empereurs; mais vivons-nous sous un règne moins poli? et veut-on qu'un prince qui a tant de qualités communes avec Auguste soit moins dégoûté que lui des méchans livres, et plus rigoureux envers ceux qui les blâment?

Examinons pourtant Perse, qui écrivoit sous le règne de Néron. Il ne raille pas simplement les ouvrages des poëtes de son temps, il attaqué les vers de Néron même. Car enfin tout le monde sait, et toute la cour de Néron le savoit, que ces quatre vers, Torva Mimalloneis, etc., dont Perse fait une raillerie si amère dans sa première satire, étoient des vers de Néron. Cependant on ne remarque point que Néron tout Néron qu'il étoit, ait fait punir Perse; et ce tyran, ennemi de la raison, et amoureux, comme on sait, de ses ouvrages, fut assez galant homme pour entendre raillerie sur ses vers, et ne crut pas que l'empereur, en cette occasion, dût prendre les intérêts du poëté.

Pour Juvénal, qui florissoit sous Trajan, il est un peu plus res pectueux envers les grands seigneurs de son siècle. Il se contente de répandre l'amertume de ses satires sur ceux du règne précédent; mais, à l'égard des auteurs, il ne les va point chercher hors de son siècle. A peine est-il entré en matière que le voilà en mauvaise humeur contre tous les écrivains de son temps. Demandez à Juvénal ce qui l'oblige de prendre la plume. C'est qu'il est las d'entendre et la Théséide de Codrus, et l'Oreste de celui-ci, et le Télèphe de cet autre, et tous les poëtes enfin, comme il dit ailleurs, qui récitoient leurs vers au mois d'août :

Et augusto recitantes mense poetas2.

1. Horace, satire X, livre I, vers 36-37. 2. Juvénal, satire III, vers 9.

Tant il est vrai que le droit de blâmer les auteurs est un droit ancien, passé en coutume parmi tous les satiriques, et souffert dans tous les siècles!

Que s'il faut venir des anciens aux modernes, Regnier, qui est presque notre seul poëte satirique, a été véritablement un peu plus discret que les autres. Cela n'empêche pas néanmoins qu'il ne parle hardiment de Gallet, ce célèbre joueur, qui assignoit ses créanciers sur sept et quatorze; et du sieur de Provins, qui avoit changé son balandran en manteau court; et du Cousin, qui abandonnoit sa maison de peur de la réparer; et de Pierre du Puis, et de plusieurs autres.

Que répondront à cela mes censeurs? Pour peu qu'on les presse, ils chasseront de la république des lettres tous les poëtes satiriques, comme autant de perturbateurs du repos public. Mais que diront-ils de Virgile, le sage, le discret Virgile, qui, dans une églogue, où il n'est pas question de satire, tourne d'un seul vers deux poëtes de son temps en ridicule?

Qui Bavium non odit, amet tua carmina, Mævi2,

dit un berger satirique dans cette églogue. Et qu'on ne me dise point que Bavius et Mævius en cet endroit sont des noms supposés, puisque ce seroit donner un trop cruel démenti au docte Servius, qui assure positivement le contraire. En un mot, qu'ordonneront mes censeurs de Catulle, de Martial, et de tous les poëtes de l'antiquité, qui n'en ont pas usé avec plus de discrétion que Virgile? Que penseront-ils de Voiture, qui n'a point fait conscience de rire aux dépens du célèbre Neuf-Germain3, quoique également recommandable par l'antiquité de sa barbe et par la nouveauté de sa poésie? Le banniront-ils du Parnasse, lui et tous les poëtes de l'antiquité, pour établir la sûreté des sots et des ridicules? Si cela est, je me consolerai aisément de mon exil : il y aura du plaisir à être relégué en si bonne compagnie. Raillerie à part, ces messieurs veulent-ils être plus sages que Scipion et Lėlius, plus délicats qu'Auguste, plus cruels que Néron? Mais eux qui sont si rigoureux envers les critiques, d'où vient cette clémence qu'ils affectent pour les méchans auteurs? Je vois bien ce qui les afflige; ils ne veulent pas être détrompés. Il leur fâche d'avoir admiré sérieusement des ouvrages que mes satires exposent à la risée de tout le monde, et de se voir condamnés a oublier dans leur vieillesse ces mèmes vers qu'ils ont autrefois appris par cœur comme des chefs-d'œuvre de l'art. Je les plains sans doute, mais quel remède? Faudra-t-il, pour s'accommoder à leur goût particulier, renoncer au sens commun? Faudra-t-il applaudir indifféremment à toutes

1. Casaque de campagne. 2. Églogue III, vers 90.

3. Célèbre faiseur d'acrostiches qui vivoit sous Louis XIII, et se gratifioit lui-même de poëte hétéroclite de Monsieur.

les impertinences qu'un ridicule aura répandues sur le papier? Et au lieu qu'en certains pays on condamnoit les méchans poëtes à effacer leurs écrits avec la langue, les livres deviendront-ils désormais un asile inviolable où toutes les sottises auront droit de Dourgeoisie, où l'on n'osera toucher sans profanation?

J'aurois bien d'autres choses à dire sur ce sujet; mais, comme j'ai déjà traité de cette matière dans ma neuvième satire, il est bon d'y renvoyer le lecteur.

SATIRE I.

4660.

ADIEUX D'UN POÈTE A LA VILLE DE PARIS.

Damon', ce grand auteur dont la muse fertile
Amusa si longtemps et la cour et la ville,
Mais qui, n'étant vêtu que de simple bureau,
Passe l'été sans linge, et l'hiver sans manteau,
Et de qui le corps sec et la mine affamée

N'en sont pas mieux refaits pour tant de renommée;
Las de perdre en rimant et sa peine et son bien,
D'emprunter en tous lieux, et de ne gagner rien,
Sans habits, sans argent, ne sachant plus que faire,
Vient de s'enfuir, chargé de sa seule misère;
Et, bien loin des sergens, des clercs et du palais,
Va chercher un repos qu'il ne trouva jamais;
Sans attendre qu'ici la justice ennemie
L'enferme en un cachot le reste de sa vie,
Ou que d'un bonnet vert le salutaire affront
Flétrisse les lauriers qui lui couvrent le front,

Mais le jour qu'il partit, plus défait et plus blême
Que n'est un pénitent sur la fin d'un carême,
La colère dans l'âme et le feu dans les yeux,

Il distilla sa rage en ces tristes adieux :

α

Puisqu'en ce lieu, jadis aux Muses si commode,

Le mérite et l'esprit ne sont plus à la mode;

Qu'un poëte, dit-il, s'y voit maudit de Dieu,
Et qu'ici la vertu n'a plus ni feu ni lieu,

Allons du moins chercher quelque antre ou quelque roche

1. J'ai eu en vue Cassandre, celui qui a traduit la Rhétorique d'Aristote. (B.) François Cassandre mourut en 1695.

2. Du temps que cette satire fut faite, un débiteur insolvable pouvoit sortir de prison en faisant cession, c'est-à-dire en souffrant qu'on lui mit en pleine rue un bonnet vert sur la tête. (B.)

D'où jamais ni l'huissier ni le sergent n'approche;
Et, sans lasser le ciel par des vœux impuissans,
Mettons-nous à l'abri des injures du temps,

Tandis que, libre encor malgré les destinées,

Mon corps n'est point courbé sous le faix des années,
Qu'on ne voit point mes pas sous l'âge chanceler,
Et qu'il reste à la Parque encor de quoi filer:
C'est là dans mon malheur le seul conseil à suivre.
Que George vive ici1, puisque George y sait vivre,
Qu'un million comptant, par ses fourbes acquis,
De clerc, jadis laquais, a fait comte et marquis :
Que Jaquin vive ici, dont l'adresse funeste

A plus causé de maux que la guerre et la peste,
Qui de ses revenus écrits par alphabet

Peut fournir aisément un calepin complet;

Qu'il règne dans ces lieux, il a droit de s'y plaire.
Mais moi, vivre à Paris! Eh! qu'y voudrois-je faire?
Je ne sais ni tromper, ni feindre, ni mentir,
Et, quand je le pourrois, je n'y puis consentir.
Je ne sais point en lâche essuyer les outrages
D'un faquin orgueilleux qui vous tient à ses gages,
De mes sonnets flatteurs lasser tout l'univers,
Et vendre au plus offrant mon encens et mes vers:
Pour un si bas emploi ma muse est trop altière.
Je suis rustique et fier, et j'ai l'âme grossière :
Je ne puis rien nommer, si ce n'est par son nom;
J'appelle un chat un chat, et Rolet' un fripon.
De servir un amant, je n'en ai pas l'adresse;
J'ignore ce grand art qui gagne une maîtresse,
Et je suis, à Paris, triste, pauvre et reclus,
Ainsi qu'un corps sans âme, ou devenu perclus.
« Mais pourquoi, dira-t-on, cette vertu sauvage
Qui court à l'hôpital, et n'est plus en usage?
La richesse permet une juste fierté;

Mais il faut être souple avec la pauvreté :
C'est par là qu'un auteur que presse l'indigence
Peut des astres malins corriger l'influence,
Et que le sort burlesque, en ce siècle de fer,
D'un pédant, quand il veut, sait faire un duc et pair3.

1. George, pour Gorge, fameux traitant qui acheta le comté de Meillan et le marquisat d'Entragues, et dont le fils fut créé duc de Phalaris par le pape. La duchesse de Phalaris fut maîtresse du régent.

2. Boileau, pour dépayser le lecteur, avoit mis en note, dans l'édition de 1667 : « C'est un hôtelier du pays blaisois. » En 1743, il écrivit la note suivante : « Procureur très-décrié, qui a été dans la suite condamné à faire amende honorable et banni à perpétuité. ›

3. L'abbé de La Rivière, en ce temps-là, fut fait évêque de Langres;

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