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Où d'un prince éclairé la sage prévoyance
Fait partout au mérite ignorer l'indigence

Muses, dictez sa gloire à tous vos nourrissons:
Son nom vaut mieux pour eux que toutes vos leçons.
Que Corneille, pour lui rallumant son audace,
Soit encor le Corneille et du Cid et d'Horace;
Que Racine, enfantant des miracles nouveaux,
De ses héros sur lui forme tous les tableaux;
Que de son nom, chanté par la bouche des belles,
Benserade en tous lieux amuse les ruelles ;
Que Segrais dans l'églogue en charme les forêts;
Que pour lui l'épigramme aiguise tous ses traits.
Mais quel heureux auteur, dans une autre Énéide,
Aux bords du Rhin tremblant conduira cet Alcide?
Quelle savante lyre au bruit de ses exploits
Fera marcher encor les rochers et les bois;
Chantera le Batave, éperdu dans l'orage,
Soi-même se noyant pour sortir du naufrage;
Dira les bataillons sous Mastricht3 enterrés,
Dans ces affreux assauts du soleil éclai, *?

Mais tandis que je parle, une gloire nouvelle
Vers ce vainqueur rapide aux Alpes vous appelle.
Déjà Dôle et Salins' sous le joug ont ployé;"

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Besançon fume encor sur son roc foudroyé.

Où sont ces grands guerriers dont les fatales ligues
Devoient à ce torrent opposer tant de digues?
Est-ce encore en fuyant qu'ils pensent l'arrêter,
Fiers du honteux honneurs d'avoir su l'éviter?
Que de remparts détruits! Que de villes forcées!
Que de moissons de gloire en courant amassées!
Auteurs, pour les chanter redoublez vos transports:
Le sujet ne veut pas de vulgaires efforts.

Pour moi, qui, jusqu'ici nourri dans la satire,
N'ose encor manier la trompette et la lyre,
Vous me verrez pourtant, dans ce champ glorieux,
Vous animer du moins de la voix et des yeux;
Vous offrir ces leçons que ma muse au Parnasse
Rapporta jeune encor, du commerce d'Horace;

4. Benserade, auteur de sonnets, des Métamorphoses d'Ovide en rondeaux, et de poésies diverses.

2. Jean Regnault de Segrais, né à Caen en 1625, mort en 1701, auteur d'églogues et d'une traduction de l'Énéide.

3. Ville assiégée par Louis XIV, et prise le 29 juin 1673.

4. Places de la Franche-Comté prises en plein hiver. (B.) Note inexacte; car Dôle se rendit le 6 juin 1674, et Salins le 22.

5. Soumis le 15 mai de la même année.

6. Montécuculli s'applaudissoit d'avoir évité de livrer bataille en 1673,

Seconder votre ardeur, échauffer vos esprits,
Et vous montrer de loin la couronne et le prix.
Mais aussi pardonnez, si, plein de ce beau zèle,
De tous vos pas fameux observateur fidèle,
Quelquefois du bon or je sépare le faux,

Et des auteurs grossiers j'attaque les défauts;
Censeur un peu fâcheux, mais souvent nécessaire.
Plus enclin à blâmer que savant à bien faire..

FIN DE L'ART POÉTIQUE.

LE LUTRIN.

POÈME HÉROÏ-COMIQUE

1672-1683.

AU LECTEUR2.

Je ne ferai point ici comme Arioste, qui quelquefois, sur le point de débiter la fable du monde la plus absurde, la garantit vraie d'une vérité reconnue, et l'appuie même de l'autorité de l'archevêque Turpin3. Pour moi, je déclare franchement que tout le poëme du Lutrin n'est qu'une pure fiction, et que tout y est inventė, jusqu'au nom même du lieu où l'action se passe. Je l'ai appelé Pourges, du nom d'une petite chapelle qui étoit autrefois proche de Montlhéry. C'est pourquoi le lecteur ne doit pas s'étonner que, pour y arriver de Bourgogne, la Nuit prenne le chemin de Paris et de Montlhéry.

C'est une assez bizarre occasion qui a donné lieu à ce poëme. Il n'y a pas longtemps que dans une assemblée où j'étois, la conversation tomba sur le poëme héroïque. Chacun en parla suivant ses lumières. A l'égard de moi, comme on m'en eut demandé mon avis, je soutins ce que j'ai avancé dans ma poétique: qu'un poëme héroïque pour être excellent, devoit être chargé de peu de matière, et que c'étoit à l'invention à la soutenir et à l'étendre. La chose fut fort contestée. On s'échauffa beaucoup; mais, après bien des

4. Le trésorier remplit la première dignité du chapitre dont il est ici parlé et il officie avec toutes les marques de l'épiscopat. Le chantre remplit la deuxième dignité. Il y avoit autrefois dans le chœur, à la place de celui-ci (du chantre) un énorme pupitre ou lutrin qui le couvroit presque tout entier; il le fit ôter. Le trésorier voulut le faire remettre. De là arriva une dispute qui fait le sujet de ce poëme. (B.)

2. Cet avis est placé avant le Lutrin dans les éditions des OEuvres de Boileau publiées en 1674 et 1675.

3. Turpin, Tulpin ou Tilpin, moine de Saint-Denis, puis archevêque de Reims, mourut à la fin du vine siècle. Il n'y a nulle apparence qu'il soit l'auteur de la chronique fabuleuse qui porte son nom. Ce roman n'a été composé, selon Huet, qu'après l'an 1000; et ceux qui l'attribuent à un moine du Dauphiné, en retardent la composition jusqu'à

1092.

4. Le poëte, ne voulant pas nommer la Sainte-Chapelle de Paris, avoit d'abord indiqué celle de Bourges; il jugea ensuite à propos de changer Bourges en Pourges

raisons alléguées pour et contre, il arriva ce qui arrive ordinairement en toutes ces sortes de disputes : je veux dire qu'on ne se persuada point l'un l'autre, et que chacun demeura ferme dans son opinion. La chaleur de la dispute étant passée, on parla d'autre chose, et on se mit à rire de la manière dont on s'étoit échauffé sur une question aussi peu importante que celle-là. On moralisa fort sur la folie des hommes qui passent presque toute leur vie à faire sérieusement de très-grandes bagatelles, et qui se font souvent une affaire considérable d'une chose indifférente. A propos de cela un provincial raconta un démêlé fameux, qui étoit arrivé autrefois dans une petite église de sa province, entre le trésorier et le chantre, qui sont les deux premières dignités de cette église, pour savoir si un lutrin seroit placé à un endroit ou à un autre. La chose fut trouvée plaisante. Sur cela un des savans de l'assemblée, qui ne pouvoit pas oublier sitôt la dispute, me demanda si moi qui voulois si peu de matière pour un poëme héroïque, j'entreprendrois d'en faire un sur un démêlé aussi peu chargé d'incidens que celui de cette église. J'eus plutôt dit, pourquoi non? que je n'eus fait réflexion sur ce qu'il me demandoit. Cela fit faire un éclat de rire à la compagnie, et je ne pus m'empêcher de rire comme les autres, ne pensant pas en effet moimême que je dusse jamais me mettre en état de tenir parole. Néanmoins le soir me trouvant de loisir, je rêvai à la chose, et ayant imaginé en général la plaisanterie que le lecteur va voir, j'en fis vingt vers que je montrai à mes amis. Ce commencement les réjouit assez. Le plaisir que je vis qu'ils y prenoient m'en fit faire encore vingt autres : ainsi de vingt vers en vingt vers, j'ai poussé enfin l'ouvrage à près de neuf cents vers'. Voilà toute l'histoire de la bagatelle que je donne au public. J'aurois bien voulu la lui donner achevée; mais des raisons très-secrètes', et dont le lecteur trouvera bon que je ne l'instruise pas, m'en ont empêché. Je ne me serois pourtant pas pressé de le donner imparfait, comme il est, n'eût été les misérables fragmens qui en ont couru3. C'est un burlesque nouveau, dont je me suis avisé dans notre langue : car, au lieu que dans l'autre burlesque, Didon et Enée parloient comme des harengères et des crocheteurs, dans celui-ci une horlogère et un horloger' parlent comme Didon et Enée. Je ne sais donc si mon poëme aura les qualités propres à satisfaire un lecteur; mais j'ose me flatter qu'il aura au moins l'agrément de la nouveauté, puisque je ne pense pas qu'il y ait d'ouvrage de cette nature en

1. Le Lutrin a plus de douze cents vers aujourd'hui. 2. Le poëme n'étoit pas achevé: voilà tout le secret.

3. Ces fragmens avoient même été imprimés en 1673, à la suite de la Réponse au Pain bénit du sieur de Marigny.

4. Dans la suite l'horloger et l'horlogère ont été remplacés par un perruquier et une perruquière.

notre langue, la Défaite des bouts-rimés de Sarasin' étant plutôt une pure allégorie qu'un poëme comme celui-ci.

AVIS AU LECTEUR.

Il seroit inutile maintenant de nier que le poëme suivant a été . composé à l'occasion d'un différend assez léger, qui s'émut dans une des plus célèbres églises de Paris, entre le trésorier et le chantre; mais c'est tout ce qu'il y a de vrai. Le reste, depuis le commencement jusqu'à la fin est une pure fiction; et tous les personnages y sont non-seulement inventés, mais j'ai eu soin même de les faire d'un caractère directement opposé au caractère de ceux qui desservent cette église, dont la plupart, et principalement les chanoines, sont tous gens, non-seulement d'une fort grande probité, mais de beaucoup d'esprit, et entre lesquels il y en a tel à qui je demanderois aussi volontiers son sentiment sur mes ouvrages, qu'à beaucoup de messieurs de l'Académie. Il ne faut donc pas s'étonner si personne n'a été offensé de l'impression de ce poëme, puisqu'il n'y a en effet personne qui y soit véritablement attaqué. Un prodigue ne s'avise guère de s'offenser de voir rire d'un avare, ni un dévot de voir tourner en ridicule un libertin. Je ne dirai point comment je fus engagé à travailler à cette bagatelle sur une espèce de défi, qui me fut fait en riant par feu M. le premier président de Lamoignon, qui est celui que j'y peins sous le nom d'Ariste. Ce détail, à mon avis, n'est pas fort nécessaire. Mais je croirois me faire un trop grand tort si je laissois échapper cette occasion d'apprendre à ceux qui l'ignorent, que ce grand personnage, durant sa vie, m'a honoré de son amitié. Je commençai à le connoître dans le temps que mes satires faisoient le plus de bruit; et l'accès obligeant qu'il me donna dans son illustre maison fit avantageusement mon apologie contre ceux qui vouloient m'accuser alors de libertinage et de mauvaises mœurs. C'étoit un homme d'un savoir étonnant, et passionné admirateur de tous les bons livres de l'antiquité; et c'est ce qui lui fit plus aisément souffrir mes ouvrages, où il crut entrevoir quelque goût des anciens. Comme sa piété étoit sincère, elle étoit aussi fort gaie, et n'avoit rien d'embarrassant. Il ne s'effraya point du nom de satires que portoient ces ouvrages, où il ne vit en effet que des vers et des auteurs attaqués. Il me loua même plusieurs fois d'avoir purgé, pour ainsi dire, ce genre de poésie de la saleté qui lui

A Dulot vaincu ou la Défaite des bouts-rimés, poëme de Sarasin. 2. Cet avis terminoit la préface générale que Boileau avoit mise à la tête de ses œuvres, dans l'édition de 1683: il le plaça en 1701 à la tête du Lutrin.

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