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Tous les gens querelleurs, jusqu'aux simples mâtins,
Au dire de chacun, étaient de petits saints.
L'âne vint à son tour, et dit: "J'ai souvenance
Qu'en un pré de moines passant,

La faim, l'occasion, l'herbe tendre, et, je pense,
Quelque diable aussi me poussant,

Je tondis de ce pré la largeur de ma langue :
Je n'en avais nul droit, puisqu'il faut parler net."
A ces mots, on cria haro sur le baudet.

Un loup, quelque peu clerc, prouva, par sa harangue,
Qu'il fallait dévouer ce maudit animal,

Ce pelé, ce galeux, d'où venait tout leur mal.
Sa peccadille fut jugée un cas pendable.

Manger l'herbe d'autrui ! quel crime abominable!
Rien que la mort n'était capable

D'expier son forfait.

On le lui fit bien voir.

Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.

(Liv. vII, fab. 1.)

LA LAITIÈRE ET LE POT AU LAIT.

Perrette, sur sa tête ayant un pot au lait,
Bien posé sur un coussinet,

Prétendait arriver sans encombre à la ville.
Légère et court-vêtue, elle allait à grands pas,
Ayant mis ce jour-là, pour être plus agile,
Cotillon simple et souliers plats.

Notre laitière ainsi troussée

Comptait déjà dans sa pensée

Tout le prix de son lait, en employait l'argent,
Achetait un cent d'œufs, faisait triple couvée :
La chose allait à bien par son soin diligent.
"Il m'est, disait-elle, facile

D'élever des poulets autour de ma maison ;
Le renard sera bien habile

S'il ne m'en laisse assez pour avoir un cochon.

Le porc à s'engraisser coûtera peu de son;
Il était, quand je l'eus, de grosseur raisonnable :
J'aurai, le revendant, de l'argent bel et bon.
Et qui m'empêchera de mettre en notre étable,
Vu le prix dont il est, une vache et son veau,
Que je verrai sauter au milieu du troupeau?"
Perrette là-dessus saute aussi, transportée :
Le lait tombe; adieu veau, vache, cochon, couvée,
La dame de ces biens, quittant d'un œil marri
Sa fortune ainsi répandue,

Va s'excuser à son mari,

En grand danger d'être battue.

Le récit en farce en fut fait;

On l'appela le pot au lait.

(Liv. VII, fab. 10.)

T. CORNEILLE.

CORNEILLE (THOMAS), frère de Pierre Corneille, naquit à Rouen le 20 août 1625. Il se fit poète par imitation: la carrière que suivait son frère aîné fut celle qu'il choisit, mais sans vocation décidée. Une grande intelligence, un goût sûr et exercé, et surtout une vaste érudition, suppléèrent au génie qui lui manquait. Il travailla près de cinquante ans pour le théâtre, et y obtint des succès nombreux et brillants. Le plus intéressant de ses ouvrages, Ariane, représenté en 1672, en même temps que Bajazet, fut accueilli avec beaucoup plus de faveur que la tragédie de Racine; mais le moment d'enthousiasme passé, le public revint de sa première erreur. Le Comte d'Essex, donné en 1678, eut moins de succès. Thomas Corneille, qui faisait les vers avec une prodigieuse facilité, eut le tort, pour se rendre agréable aux comédiens, de traduire la prose énergique et concise du Don Juan de Molière en un langage poétique souvent lâche et diffus: le discours de don Louis à son fils est le seul morceau qui soit digne de Molière. A la mort de son frère, Thomas Corneille fut choisi par l'Académie pour lui succéder. Devenu aveugle, il se retira aux Andelys près de Rouen, et y mourut le 8 décembre 1709, à l'âge de 84 ans.

RÉPONSE D'ARIANE À THÉSÉE QUI LUI CONSEILLE
D'ACCEPTER LA MAIN D'ENARUS.

Périsse tout s'il faut cesser de t'être chère !
Qu'ai-je à faire du trône et de la main d'un roi ?
De l'univers entier je ne voulais que toi.
Pour toi, pour m'attacher à ta seule personne,
J'ai tout abandonné, repos, gloire, couronne ;
Et quand ces mêmes biens ici me sont offerts,
Que je puis en jouir, c'est toi seul que je perds.
Pour voir leur impuissance à réparer ta perte,
Je te suis, mène-moi dans quelque île déserte,
Où, renonçant à tout, je me laisse charmer
De l'unique douceur de te voir, de t'aimer.

Là, possédant ton cœur, ma gloire est sans seconde,
Ce cœur me sera plus que l'empire du monde ;
Point de ressentiment de ton crime passé :
Tu n'as qu'à dire un mot, ce crime est effacé.
C'en est fait, tu le vois, je n'ai plus de colère.

(Ariane, act. III, Sc. IV.)

QUINAULT.

QUINAULT (PHILIPPE) naquit à Paris le 3 juin 1635, l'année même de la fondation de l'Académie française. Tristan l'Hermite, auteur de Marianne, le prit en affection, et cultiva les heureuses dispositions qu'il avait reçues de la nature. En 1653, Quinault donna au théâtre une comédie intitulée les Rivales: il n'avait alors que dixhuit ans. Toutes les pièces qu'il fit représenter après cet essai, comédies et tragédies, obtinrent un succès prodigieux; jamais poète ne trouva le public aussi constamment favorable; tout ce qui tombait de sa plume était accueilli avec enthousiasme ; mais aujourd'hui comédies et tragédies, tout est oublié, à l'exception de la Mère coquette, restée au répertoire. C'était dans le drame lyrique qu'il était réservé à Quinault de produire des œuvres durables et d'immortaliser son nom. Les opéras d'Alceste, d'Atys, de Proserpine, de Roland et d'Armide vivront autant

que notre langue, et seront toujours comptés au nombre des chefsd'œuvre du siècle de Louis XIV

Quinault, qui était entré à l'Académie française en 1670, mourut le 20 novembre 1688.

ARMIDE TROUVE RENAUD ENDORMI ET NE PEUT SE

RÉSOUDRE À LE TUER.

Enfin il est en ma puissance,

Ce fatal ennemi, ce superbe vainqueur.

Le charme du sommeil le livre à ma vengeance,
Je vais percer son invincible cœur !

Par lui tous mes captifs sont sortis d'esclavage :
Qu'il éprouve toute ma rage!

Quel trouble me saisit; qui me fait hésiter?
Qu'est-ce qu'en sa faveur la pitié me veut dire ?
Frappons!... Ciel! qui peut m'arrêter?
Achevons... je frémis! vengeons-nous... je soupire!
Est-ce ainsi que je dois me venger aujourd'hui ?
Ma colère s'éteint quand j'approche de lui:
Plus je le vois, plus ma fureur est vaine;
Mon bras tremblant se refuse à ma haine.

*

(Armide, act. II, SC. IV.)

BILLET D'ISABELLE À ACANTE.

Je voudrais vous parler et nous voir seuls tous deux.
Je ne conçois pas bien pourquoi je le désire;

Je ne sais ce que je vous veux :
Mais n'auriez-vous rien à me dire?

(La Mère Coquette.)

BOILEAU.

BOILEAU-DESPRÉAUX (NICOLAS) naquit à Paris le 1er novembre 1636. Ses Satires, dont les sept premières parurent en 1666, frappèrent d'étonnement des lecteurs peu habitués à ce style rapide, ferme

et élégant; et la raison enjouée de l'auteur mit tous les rieurs de son côté. Les Epîtres que publia ensuite Boileau, son Art poétique et son Lutrin l'élevèrent au rang des plus grands écrivains du siècle de Louis XIV. La postérité, qui s'est montrée, à l'égard de ce poète, beaucoup plus sévère que ses contemporains, n'a pu, malgré ses attaques, porter atteinte à sa réputation. Les ouvrages de Boileau sont des titres de gloire aussi légitimes que les chefs-d'œuvre de Racine, et le ridicule serait le partage des critiques et des novateurs assez fous pour en contester la valeur.

Boileau, qui fut reçu par l'Académie française le même jour que La Fontaine, mourut d'une hydropisie de poitrine le 16 mars 1711.

LA MOLLESSE CONJURE LA NUIT DE LUI CONSERVER SON DERNIER ASILE.

"O Nuit! que m'as-tu dit? Quel démon sur la terre
Souffle dans tous les cœurs la fatigue et la guerre ?
Hélas! qu'est devenu ce temps, cet heureux temps,
Où les rois s'honoraient du nom de fainéants,
S'endormaient sur le trône, et, me servant sans honte,
Laissaient leur sceptre aux mains` ou d'un maire ou d'un
Aucun soin n'approchait de leur paisible cour;

On reposait la nuit, on dormait tout le jour.

[comte.

Seulement au printemps, quand Flore dans les plaines
Faisait taire des vents les bruyantes haleines,
Quatre bœufs attelés, d'un pas tranquille et lent,
Promenaient dans Paris le monarque indolent.
Ce doux siècle n'est plus. Le ciel impitoyable
A placé sur le trône un prince infatigable.
Il brave mes douceurs, il est sourd à ma voix;
Tous les jours il m'éveille au bruit de ses exploits.
Rien ne peut arrêter sa vigilante audace ;
L'été n'a point de feux, l'hiver n'a point de glace.
J'entends à son seul nom tous mes sujets frémir.
En vain deux fois la Paix a voulu l'endormir;
Loin de moi son courage, entraîné par la gloire,
Ne se plaît qu'à courir de victoire en victoire.
Je me fatiguerais à te tracer le cours
Des outrages cruels qu'il me fait tous les jours

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