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mettait le soir d'entrer dans sa cellule où nous causions quand il était de bonne humeur. Ces marques de confiance étaient le fruit d'un voisinage de quatre années et de ma sage conduite qui, faute d'argent, ressemblait beaucoup à la sienne. Avait-il des parents, des amis? était-il riche ou pauvre ? personne n'aurait pu répondre à ces questions. Je ne voyais jamais d'argent chez lui. Sa fortune se trouvait sans doute dans les caves de la banque. Il recevait luimême ses billets, en courant dans Paris d'une jambe sèche comme celle d'un cerf. Il était d'ailleurs martyr de sa prudence. Un jour, par hasard, il portait de l'or; un double napoléon se fit jour on ne sait comment, à travers son gousset; un locataire qui le suivait dans l'escalier le ramassa et le lui présenta :-Cela ne m'appartient pas, répondit-il avec un geste de surprise. A moi de l'or! vivraisje comme je vis, si j'étais riche? Le matin, il apprêtait luimême son café sur un réchaud de tôle qui restait toujours dans l'angle noir de sa cheminée. Un rôtisseur lui apportait son dîner. Notre vieille portière montait à une heure fixe pour approprier sa chambre. Enfin, par une singularité que Sterne appellerait une prédestination, cet homme s'appelait Gobseck.

(Le Père Goriot.)

*HUGO.

* HUGO (VICTOR-MARIE) est né à Besançon, le 26 février 1802. Il se montra poète, et grand poète même, à l'âge où d'ordinaire la pensée est encore enfantine. Les Odes et Ballades (1822-1826), les Orientales (1828) et enfin les Feuilles d'automne (1831) sont de riches productions poétiques, dignes de celles que promettait l'enfant sublime ; les Feuilles d'automne surtout nous semblent de la plus belle, de la plus sublime poésie et vivront certainement aussi long-temps que notre langue. Dans les Chants du Crépuscule, les Voix intérieures et les Rayons et les Ombres, on trouve aussi d'heureuses inspirations et de fort beaux morceaux.-Non content d'être un grand poète, M. Hugo a voulu aussi prendre rang parmi nos meilleurs prosateurs, en publiant d'abord

(en 1829) les Derniers Jours d'un Condamné, puis (en 1831) NotreDame de Paris, magnifique tableau des mœurs parisiennes au moyenâge, œuvre de génie, chef-d'œuvre de style énergique, entraînant, passionné, gracieux et souple tour-à-tour.-Quant à ses drames en vers et en prose, on peut y trouver sans doute un grand nombre de belles scènes, mais ils sont écrits d'après un système faux et trompeur, et manquent de ces qualités dramatiques qui, seules, assurent un succès de durée.

M. Hugo n'est membre de l'Académie que depuis 1841. Il a été nommé Pair de France en 1845.

UNE LUTTE AU BORD D'UN PRÉCIPICE.

Le capitaine Léopold d'Auverney, raconte comment Habibrah, son ennemi, mulâtre de très-petite taille, mais d'une force extraordinaire, près d'être englouti dans un abîme, implore son secours et cherche à l'entraîner dans sa chute.

Je ne saurais vous dire à quel point était lamentable cet accent de terreur et de souffrance! J'oubliai tout. Ce n'était plus un ennemi, un traître, un assassin, c'était un malheureux qu'un léger effort de ma part pouvait arracher à une mort affreuse. Il m'implorait si pitoyablement! Toute parole, tout reproche eût été inutile et ridicule; le besoin d'aide paraissait urgent. Je me baissai, et, m'agenouillant le long du bord, l'une de mes mains appuyée sur le tronc de l'arbre dont la racine soutenait l'infortuné Habibrah, je lui tendis l'autre...Dès qu'elle fut à sa portée, il la saisit de ses deux mains avec une force prodigieuse, et, loin de se prêter au mouvement d'ascension que je voulais lui donner, je le sentis qui cherchait à m'entraîner avec lui dans l'abîme. Si le tronc de l'arbre ne m'eût pas prêté un aussi solide appui, j'aurais été infailliblement arraché du bord, par la secousse violente et inattendue que me donna le misérable.

-Scélérat! m'écriai-je, que fais-tu ?

-Je me venge! répondit-il avec un rire éclatant et infernal. Ah! je te tiens enfin. Imbécille! tu t'es livré toimême! Je te tiens! Tu étais sauvé, j'étais perdu, et c'est toi qui rentres volontairement dans la gueule du caïman, parce qu'elle a gémi après avoir rugi! me voilà consolé,

puisque ma mort est une vengeance! Tu es pris au piége, et j'aurai un compagnon humain chez les poissons du lac. -Ah! traître! disais-je en me raidissant, voilà comme tu me récompenses d'avoir voulu te tirer du péril !

—Oui, reprenait-il, je sais que j'aurais pu me sauver avec toi, mais j'aime mieux que tu périsses avec moi; j'aime mieux ta mort que ma vie! Viens!

En même temps ses deux mains bronzées et calleuses se crispaient sur la mienne avec des efforts inouis; ses yeux flamboyaient, sa bouche écumait; ses forces, dont il déplorait si douloureusement l'abandon un moment auparavant, lui étaient revenues, exaltées par la rage et la vengeance ; ses pieds s'appuyaient ainsi que deux leviers aux parois perpendiculaires du rocher, et il bondissait comme un tigre sur la racine qui, mêlée à ses vêtements, le soutenait malgré lui; car il eût voulu la briser afin de peser de tout son poids sur moi et de m'entraîner plus vite. Il interrompait quelquefois le rire épouvantable que m'offrait son visage, pour mordre cette racine avec fureur. On eût dit l'horrible démon de cette caverne cherchant à attirer une proie dans son palais d'abîmes et de ténèbres.

Un de mes genoux s'était heureusement arrêté dans une anfractuosité du rocher; mon bras s'était en quelque sorte noué à l'arbre qui m'appuyait ; et je luttais contre les efforts du nain avec toute l'énergie que le sentiment de la conservation peut donner dans un semblable moment. De temps en temps je soulevais péniblement ma poitrine, et j'appelais de toutes mes forces: Bug-Jargal! Mais le fracas de la cascade et l'éloignement me laissaient bien peu d'espoir qu'il pût entendre ma voix.

Cependant le nain, qui ne s'était pas attendu à tant de résistance, redoublait ses furieuses secousses. Je commençais à perdre mes forces, bien que cette lutte eût duré bien moins de temps qu'il ne m'en faut pour vous la raconter. Un tiraillement insupportable paralysait presque mon bras; ma vue se troublait; des lueurs livides et confuses se croisaient devant mes yeux; des tintements remplissaient mes oreilles; j'entendais crier la racine prête à rompre, rire le

monstre prêt à tomber, et il me semblait que le gouffre hurlant se rapprochait de moi.

Avant de tout abandonner à l'épuisement et au désespoir, je tentai un dernier appel: je rassemblai mes forces éteintes, et je criai encore une fois : Bug-Jargal! Un aboiement me répondit..... j'avais reconnu Rask, je tournai les yeux. Bug-Jargal et son chien étaient au bord de la crevasse. Je ne sais s'il avait entendu ma voix ou si quelque inquiétude l'avait ramené. Il vit mon danger-Tiens bon ! me cria-t-il. Habibrah craignant mon salut, me criait de son côté en écumant de fureur : Viens donc ! viens! Et il ramassait pour en finir le reste de sa vigueur surnaturelle. En ce moment, mon bras fatigué se détacha de l'arbre. C'en était fait de moi! quand je me sentis saisir par derrière : c'était Rask. A un signe de son maître il avait sauté de la crevasse sur la plate-forme, et sa gueule me retenait puissamment par les basques de mon habit. Ce secours inattendu me sauva. Habibrah avait consumé toute sa force dans son dernier effort; je rappelai la mienne pour lui arracher ma main. Ses doigts engourdis et raides furent enfin contraints de me lâcher; la racine, si longtemps tourmentée, se brisa sous son poids; et, tandis que Rask me retirait violemment en arrière, le misérable nain s'engloutit dans l'écume de la sombre cascade, en me jetant une malédiction que je n'entendis pas, et qui retomba avec lui dans l'abîme. (Bug-Jargal.)

CROMWELL.

Olivier Cromwell est du nombre de ces personnages de l'histoire qui sont tout ensemble très célèbres et très peu connus. La plupart de ses biographes, et dans le nombre il en est qui sont historiens, ont laissé incomplète cette grande figure. Il semble qu'ils n'aient pas osé réunir tous les traits de ce bizarre et colossal prototype de la réforme religieuse, et de la révolution politique d'Angleterre : presque tous se sont bornés à reproduire sur des dimensions plus étendues, le simple et sinistre profil qu'en a tracé Bos

suet, de son point de vue monarchique et catholique, de sa chaire d'évêque appuyée au trône de Louis XIV.

Comme tout le monde, l'auteur de ce livre s'en tenait là; le nom d'Olivier Cromwell ne réveillait en lui que l'idée sommaire d'un fanatique régicide, grand capitaine; c'est en furetant la chronique, ce qu'il fait avec amour, c'est en fouillant au hasard les mémoires anglais du dix-septième siècle, qu'il fut frappé de voir se dérouler peu-à-peu devant ses yeux un Cromwell tout nouveau. Ce n'était plus seulement le Cromwell militaire; le Cromwell politique de Bossuet; c'était un être complexe, hétérogène, multiple, composé de tous les contraires, mêlé de beaucoup de mal et de beaucoup de bien, plein de génie et de petitesses; une sorte de Tibère-Dandin, tyran de l'Europe et jouet de sa famille; vieux régicide humiliant les ambassadeurs de tous les rois, torturé par une jeune fille royaliste; austère et sombre dans ses mœurs, et entretenant quatre fous de cour autour de lui; faisant de méchans vers, sobre, simple, frugal et guindé sur l'étiquette; soldat grossier et politique délié; rompu aux arguties théologiques et s'y plaisant; orateur lourd, diffus, obscur, mais habile à parler le langage de tous ceux qu'il voulait séduire; hypocrite et fanatique ; visionnaire dominé par les fantômes de son enfance, croyant aux astrologues et les proscrivant; défiant à l'excès, toujours menaçant, rarement sanguinaire; rigide observateur des prescriptions puritaines, perdant gravement plusieurs heures par jour à des bouffonneries; brusque et dédaigneux avec ses familiers, caressant avec les sectaires qu'il redoutait; trompant ses remords avec des subtilités, rusant avec sa conscience, intarissable en adresse, en pièges, en ressources; maîtrisant son imagination par son intelligence grotesque et sublime; enfin un de ces hommes carrés par la base, comme les appelait Napoléon, le type et le chef de tous ces hommes complets, dans sa langue exacte comme l'algèbre, colorée comme la poésie.

(Préface de Cromwell.)

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