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la plaine et la ville, s'abaissait insensiblement, et nous laissa bientôt jouir en plein de tout l'horizon; nous n'étions plus qu'à cinq cents pas des murs des faubourgs. Ces murs, entourés de charmants kiosques et de maisons de campagne des formes et des architectures les plus orientales, brillent comme une enceinte d'or autour de Damas; les tours carrées qui les flanquent et en surmontent la ligne sont incrustées d'arabesques percées d'ogives à colonnettes minces comme des roseaux accouplés ; et brodées de créneaux en turbans, les murailles sont revêtues de pierres ou de marbres jaunes et noirs, alternés avec une élégante symétrie; les cimes des cyprès et des autres grands arbres qui s'élèvent des jardins et de l'intérieur de la ville, s'élancent au-dessus des murailles et des tours, et les couronnent d'une sombre verdure. Les innombrables coupoles des mosquées et des palais d'une ville de quatre cent mille âmes, répercutaient les rayons du soleil couchant, et les eaux bleues et brillantes des sept fleuves étincelaient et disparaissaient tour à tour à travers les rues et les jardins. L'horizon derrière la ville était sans bornes comme la mer, il se confondait avec les bords pourpres de ce ciel de feu qu'enflammait encore la réverbération des sables du grand désert; sur la droite, les larges et hautes croupes de l'Anti-Liban fuyaient comme d'immenses vagues d'ombre, les unes derrière les autres, tantôt s'avançant comme des promontoires dans la plaine, tantôt s'ouvrant comme des golfes profonds où la plaine s'engouffrait avec ses forêts et ses grands villages, dont quelques-uns comptent jusqu'à trente mille habitants; des branches de fleuve et deux grands lacs éclataient là, dans l'obscurité de la teinte générale de verdure où Damas semble comme engloutie; à notre gauche, la plaine était plus évasée, et ce n'était qu'à une distance de douze à quinze lieues, qu'on retrouvait des cimes de montagnes, blanches de neige, qui brillaient dans le bleu du ciel, comme des nuages sur l'Océan. La ville est entièrement entourée d'une forêt de vergers d'arbres fruitiers, où les vignes s'enlacent comme à Naples, et courent en guirlandes parmi les figuiers, les abricotiers, les poiriers et les cerisiers; au-dessous de

ces arbres, la terre grasse, fertile et toujours arrosée, est tapissée d'orge, de blé, de maïs et de toutes les plantes légumineuses que ce sol produit; de petites maisons blanches percent, çà et là, la verdure de ces forêts, et servent de demeure au jardinier, ou de lieu de récréation à la famille du propriétaire; ces jardins sont peuplés de chevaux, de moutons, de chameaux, de tourterelles, de tout ce qui anime les scènes de la nature; ils sont en général de la grandeur d'un ou deux arpents, et séparés les uns des autres par des murs de terre séchée au soleil, ou par de belles haies vives; une multitude de chemins, ombragés et bordés d'un ruisseau d'eau courante, circulent parmi ces jardins, passent d'un faubourg à l'autre, ou mènent à quelque porte de la ville : ils forment un rayon de vingt à trente lieues de circonférence autour de Damas.

L'ARABE ET SON CHEVAL.

Un Arabe et sa tribu avaient attaqué dans le désert la caravane de Damas; la victoire était complète, et les Arabes étaient déjà occupés à charger leur riche butin, quand les cavaliers du pacha d'Acre, qui venaient à la rencontre de cette caravane, fondirent à l'improviste sur les Arabes victorieux, en tuèrent un grand nombre, firent les autres prisonniers, et, les ayant attachés avec des cordes, les emmenèrent à Acre pour en faire présent au pacha. Abou-elMarsch, c'est le nom de cet Arabe, avait reçu une balle dans le bras pendant le combat; comme sa blessure n'était pas mortelle, les Turcs l'avaient attaché sur un chameau, et s'étant emparés du cheval, emmenaient le cheval et le cavalier. Le soir du jour où ils devaient entrer à Acre, ils campèrent avec leurs prisonniers dans les montagnes de Jaffa; l'Arabe blessé avait les jambes liées ensemble par une courroie de cuir, et était étendu près de la tente où couchaient les Turcs. Pendant la nuit, tenu éveillé par la douleur de sa blessure, il entendit hennir son cheval parmi les autres chevaux entravés autour des tentes, selon l'usage des orientaux ; il reconnut sa voix, et ne pouvant résister

au désir d'aller parler encore une fois au compagnon de sa vie, il se traîna péniblement sur la terre, à l'aide de ses mains er de ses genoux, et parvint jusqu'à son coursier. "Pauvre ami, lui dit-il, que feras-tu parmi les Turcs? tu seras emprisonné sous les voûtes d'un kan avec les chevaux d'un aga ou d'un pacha; les femmes et les enfants ne t'apporteront plus le lait du chameau, l'orge ou le doura dans le creux de la main; tu ne courras plus libre dans le désert, comme le vent d'Egypte, tu ne fendras plus du poitrail l'eau du Jourdain qui rafraîchissait ton poil aussi blanc que ton écume; qu'au moins, si je suis esclave, tu restes libre! Tiens, va, retourne à la tente que tu connais; va dire à ma femme qu'Abou-el-Marsch ne reviendra plus, et passe ta tête entre les rideaux de la tente pour lécher la main de mes petits enfants." En parlant ainsi, Abou-el-Marsch avait rongé avec ses dents la corde de poil de chèvre qui sert d'entraves aux chevaux arabes, et l'animal était libre; mais voyant son maître blessé et enchaîné à ses pieds, le fidèle et intelligent coursier comprit, avec son instinct, ce qu'aucune langue ne pouvait lui expliquer; il baissa la tête, flaira son maître, et le saisissant avec les dents par la ceinture de cuir qu'il avait autour du corps, il partit au galop et l'emporta jusqu'à ses tentes. En arrivant et en jetant son maître sur le sable aux pieds de sa femme et de ses enfants, le cheval expira de fatigue. Toute la tribu l'a pleuré ; les poètes l'ont chanté, et son nom est constamment dans la bouche des Arabes de Jéricho.

(Voyage en Orient.)

THIERRY.

THIERRY (AUGUSTIN) naquit à Blois le 10 mai 1795. Les Lettres sur l'Histoire de France, qui parurent d'abord dans le Courrier français, fixèrent l'attention des esprits sérieux, et firent concevoir du jeune historien des espérances que réalisa complétement la publication de l'Histoire de la conquête de l'Angleterre par les Normands. Cet ou

vrage, un des plus solides et des plus remarquables parmi ceux dont s'honore notre siècle ouvrit à M. A. Thierry les portes de l'Institut en 1830, et est pour lui un titre de gloire impérissable.

Aveugle depuis plusieurs années, M. A. Thierry n'en poursuit pas moins activement ses travaux, grâce au zèle d'une amitié pieuse qui se plaît à lui rendre faciles des recherches que l'auteur ne peut plus faire lui-même. Dix ans d'études historiques, volume paru en 1834 et Récits des temps Mérovingiens publiés en 1840 sont les derniers ouvrages du grand et savant historien.-En 1835 M. A. Thierry a été appelé par M. Guizot à diriger la publication des documents inédits de l'Histoire du tiers état.

LE DÉVOUEMENT À LA SCIENCE.

Comme je ne pouvais avoir à ma disposition qu'un très petit nombre de livres, il me fallait aller chercher le reste dans les bibliothèques publiques. Au plus fort de l'hiver, je faisais de longues séances dans les galeries glaciales de la rue de Richelieu, et plus tard, sous le soleil d'été, je courais, dans un même jour, de Sainte-Geneviève à l'Arsenal, et de l'Arsenal à l'Institut, dont la bibliothèque, par une faveur exceptionnelle, restait ouverte jusqu'à cinq heures. Les semaines et les mois s'écoulaient rapidement pour moi, au milieu de ces recherches préparatoires, où ne se rencontrent ni les épines ni les découragements de la rédaction : où l'esprit, planant en liberté au-dessus des matériaux qu'il rassemble, compose et recompose à sa guise, et construit d'un souffle le modèle idéal de l'édifice que, plus tard, il faudra bâtir pièce à pièce, lentement et laborieusement. En promenant ma pensée à travers ces milliers de faits épars dans des centaines de volumes, et qui me présentaient pour ainsi dire à nu le temps et les hommes que je voulais peindre, je ressentais quelque chose de l'émotion qu'éprouve un voyageur passionné à l'aspect du pays qu'il a long-temps souhaité de voir et que lui ont montré ses rêves. . .

Dans l'espèce d'extase qui m'absorbait intérieurement, pendant que ma main feuilletait le volume ou prenait des notes, je n'avais aucune conscience de ce qui se passait autour de moi. La table où j'étais assis se garnissait et se

dégarnissait de travailleurs; les employés de la bibliothèque ou les curieux allaient et venaient par la salle: je n'entendais rien, je ne voyais rien; je ne voyais que les apparitions évoquées en moi par ma lecture. Ce souvenir m'est encore présent; et depuis cette époque de premier travail, il ne m'arriva jamais d'avoir une perception aussi vive des personnages de mon drame, de ces hommes de race, de mœurs, de physionomies et de destinées si diverses, qui successivement se présentaient à mon esprit, les uns chantant sur la harpe celtique l'éternelle attente du retour d'Arthur, les autres naviguant dans la tempête avec aussi peu de souci d'eux-mêmes que le cygne qui se joue sur un lac; d'autres, dans l'ivresse de la victoire, amoncelant les dépouilles des vaincus, mesurant la terre au cordeau pour en faire le partage, comptant et recomptant par têtes les familles comme le bétail; d'autres enfin, privés par une seule défaite de tout ce qui fait que la vie vaut quelque chose, se résignant à voir l'étranger assis en maître à leurs propres foyers, ou, frénétiques de désespoir, courant à la forêt pour y vivre comme vivent les loups, de rapine, de meurtre et d'indépendance. . . .

Si, comme je me plais à le croire, l'intérêt de la science est compté au nombre des grands intérêts nationaux, j'ai donné à mon pays tout ce que lui donne le soldat mutilé sur le champ de bataille. Quelle que soit la destinée de mes travaux, cet exemple, je l'espère, ne sera pas perdu. Je voudrais qu'il servît à combattre l'espèce d'affaissement moral qui est la maladie de la génération nouvelle; qu'il pût ramener dans le droit chemin de la vie quelqu' une de ces âmes énervées qui se plaignent de manquer de foi, qui ne savent où se prendre, et vont cherchant partout, sans le rencontrer nulle part, un objet de culte et de dévouement. Pourquoi se dire avec amertume que, dans le monde constitué comme il est, il n'y a pas d'air pour toutes les poitrines, pas d'emploi pour toutes les intelligences? L'étude sérieuse et calme n'est-elle pas là? et n'y a-t-il pas en elle un refuge, une espérance, une carrière à la portée de chacun de nous? Avec elle on traverse les mauvais jours sans

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