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considérer à l'égal d'un roi: on le nommait le roi d'Idumée, et les peuples s'en remettaient à l'équité de ses jugemens. Il était simple pasteur, et cependant on croyait que des reines de l'Orient l'avaient nourri de leur lait, l'avaient élevé sur leurs genoux; que des rois savans furent ses pédagogues; qu'il eut des princes pour serviteurs, des princesses pour servantes; il avait appris la vertu dans le livre des justes, la sagesse dans le livre des proverbes, le courage dans le livre des guerres du Seigneur. Ses amis étaient des dieux de la terre. Voici leurs noms: Eliphas, roi des Thémanites; Bildad, roi des Scuhites; Tsophar, roi des Nahamitites; Elihu, fils de Barachel; Busite, de la famille de Ram, race éclatante parmi les races humaines. Ainsi nul n'eut d'abord des amis plus puissans et plus nombreux, et nul ensuite ne fut plus délaissé.

Les habitans du pays de Hutz le regardaient avec jalousie, et il leur disait: Vous êtes des insensés, car je ne jouis de ces grandes richesses que pour vous en faire part, je répands l'abondance parmi vous. Les esclaves que j'achète vivent heureux et tranquilles; et vous, quand vos troupeaux périssent, je vous en donne de nouveaux. Si vos moissons ne suffisent pas à votre nourriture, mes greniers vous sont ouverts. Si les Sabéens ou les Chaldéens vous pillent, je vous rends ce qu'ils vous ont pris, lorsque mes serviteurs n'ont pas su vous défendre. Qu'avez-vous donc à demander? et mes richesses que sont-elles ? Mes troupeaux ne peuvent-ils pas périr aussi ? Le feu du ciel ne peut-il pas brûler mes granges et mes greniers? Si les Sabéens et les Chaldéens venaient en troupes plus nombreuses, où trouverai-je des forces pour vous défendre, pour me défendre moi-même ? Mes enfans sont sujets à la mort comme les vôtres, et moi je suis soumis aux infirmités, à la vieillesse, à la mort aussi bien que le plus indigent d'entre Au reste, qu'importent les biens et les maux? n'y a-t-il pas une autre vie? Accomplissons la justice, selon notre lieu, selon notre capacité. Dites, lorsque je suis assis sur mon tribunal comme un juge ou comme un roi, lorsque je marche au milieu de vous dans mon opulence,

vous.

avez-vous à vous plaindre de moi ? ai-je chassé le voyageur de mon foyer? ai-je banni le misérable de ma présence? la prière a-t-elle trouvé mes oreilles insensibles? mes paroles ont-elles été dures ou menaçantes ?

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Pourquoi," murmuraient les indigens, "pourquoi cette inégale dispensation des biens de la terre?" Dieu a voulu, répondait Job, que les uns méritassent en donnant, et que les autres méritassent en recevant, mais toujours les bienfaits viennent de lui, et c'est lui aussi qui rend la justice aux peuples.

Un jour Job entra dans la maison d'une veuve qui poussait vers le ciel des cris douloureux; sa fille venait de mourir: déjà le linceul funèbre était jeté sur le corps de la vierge. Femme, dit le juste, vous poussez des hurlemens comme si votre fille n'était plus! Dieu! s'écrie la veuve,

la vie subsisterait-elle encore dans l'enfant bien-aimée à qui j'ai donné le jour et que j'ai élevée moi-même ? Oui, répond Job, mais c'est la vie immortelle. Femme, n'as-tu jamais vu la chenille qui rampe, lorsqu'elle est près de mourir, se construire elle-même un tombeau formé de réseaux de soie? n'as-tu jamais pénétré au travers des légers tissus, semblables à un or ductile, pour y voir la momie de la chenille, qui naguère se traînait sur l'herbe, et qui rongeait les feuilles des arbres? n'as-tu pas vu ensuite cette momie, plongée dans le sommeil de la mort, se débarrasser de ses langes, s'ouvrir son tombeau, revêtir des ailes diaprées, et se jouer sous le soleil ? La chenille est un emblême que Dieu nous a envoyé : naguère elle se traînait sur l'herbe, et rongeait les feuilles des arbres; maintenant elle vole dans l'air, et se nourrit du parfum des fleurs.

A ces mots, il soulève le linceul: Femme, dit-il, ose regarder ce visage, et dis-moi si déjà il ne rayonne pas d'immortalité. Regarde si tu ne vois pas un noble sourire sur ses lèvres, et si ces paupières, doucement fermées, n'annoncent pas une âme qui s'occupe en silence de hautes pensées; oui, ce sont les pensées nouvelles de l'autre vie. Regarde ce front, explique-moi ce que veut dire ce calme solennel. L'âme de ta fille marque les dernières traces de

son passage sur ce beau marbre blanc qu'elle a vivifié un instant, et elle s'est envolée vers le séjour éternel. Femme, réjouis-toi, les habitans du séjour éternel te glorifient, parce que tu leur as donné une céleste compagne.

La veuve désolée considérait avec étonnement sa fille; et, en considérant ce beau visage de la vierge, elle conçut la grande pensée de l'immortalité de l'âme ; elle dit à Job: Je te remercie. Je pleurerai l'absence de ma fille; je soupirerai après l'instant où je la retrouverai; je ne pleurerai plus sa mort. Mais, homme de Dieu, dis-tu vrai ? l'âme est-elle immortelle ? Femme, s'écrie Job, as-tu vu la prospérité du méchant? Oui, répond la veuve, et j'ai accusé la justice de Dieu. L'époux qui m'a été donné dans la joie m'a été ravi dans la détresse. Ma fille, tendre objet d'amour et de pitié, n'a point crû sous le soleil de la patrie; elle n'a jamais vu les fêtes du sol natal. C'est une plante étrangère qui s'est épanouie à regret pour se flétrir aussitôt ; et cependant notre héritage est dévoré par des gens qui savourent les fruits de notre terre, qui font des noces fortunées, et qui mourront pleins de jours. Eh bien! reprend le juste, sache que l'âme est immortelle, et tout sera expliqué. Ah! j'en jure les merveilles de la création, j'en jure la grandeur et la bonté de Dieu, j'en jure la pensée humaine, j'en jure les douleurs et les affections de l'homme, l'âme est immortelle.

Pendant qu'il parlait, une lueur divine illuminait ses yeux, la persuasion sortait de ses lèvres; la Sunamite pleura de nouveau, et fut de nouveau consolée.

Le patriarche ne se borna point à enseigner à la veuve affligée comment se faisait la restitution de l'être, prodige insondable de la puissance infinie, il ne se borna point à montrer partout, dans la nature, le phénix renaissant de ses cendres, et l'intelligence échappant à la corruption qui atteint les corps; il voulut faire connaître à la triste Sunamite la destinée des méchans. Car, disait-elle avec amertune, si l'intelligence doit échapper à la destruction, l'âme des méchans est immortelle comme celle des bons. Oui, répondait Job, mais sans entrer dans tous les secrets de la

justice éternelle, nous en savons assez pour croire à des purifications mesurées, selon le besoin des âmes. Doctrine des peines et des récompenses, décret immuable pour la réhabilitation de l'essence humaine, vous fûtes expliqués à la pauvre Sunamite, qui pleura de nouveau, et fut de nouveau consolée.

Ainsi Job passait sa vie à faire du bien; mais Dieu voulut éprouver le juste. Il voulut avoir des entretiens avec lui, au sein de la douleur et de la misère, parce que d'ordinaire les hommes n'aiment pas à converser avec Dieu lorsqu'ils sont dans l'enivrement de la prospérité. Job ne savait pas les desseins de son créateur, mais il éprouvait qu'une vanité infinie gissait dans l'abondance de tant de biens. Il était effrayé de la fécondité de ses troupeaux, de la fertilité de ses champs. Aurais-je donc offensé le Seigneur, disait-il, puisqu'il refuse de me visiter? Il n'y a point d'affliction en moi, et je sens d'autant plus la fragilité de tant de biens, que ces biens ne peuvent me satisfaire. C'est une grande affliction, la plus grande de toutes, que celle de n'avoir rien à désirer, et cependant de désirer toujours. C'est une immense tristesse qu'une tristesse sans objet. Les vœux de Job furent trop accomplis. (Orphée.)

LAMENNAIS.

LAMENNAIS (ROBERT-FELICITE, abbé de) naquit à Saint-Malo le 19 juin 1782. L'Essai sur l'indifférence en matière de religion, dont le premier volume parut en 1817, fit dans le public une sensation extraordinaire. On peut dire qu'à l'exception de quelques pages dont la forme ne paraît pas assez châtiée ni assez sévère, c'est un livre écrit avec cette éloquence vive et passionnée dont il semblait que J.-J. Rousseau eût, en mourant, emporté le secret. Les Paroles d'un Croyant, ouvrage dont le fond a été diversement apprécié, n'est littérairement qu'une magnifique imitation du style biblique. Puis l'auteur excommunié des Paroles d'un Croyant fit paraître successivement les Affaires de Rome, De l'Esclavage moderne et le Pays et le Gouvernement. Catholique ultramontain, ultra-monarchiste ou démocrate absolu, M. de Lamennais est toujours un grand poète et l'une des plus nobles intelligences de notre époque.

PARABOLE.

Deux hommes étaient voisins, et chacun d'eux avait une femme et plusieurs petits enfants, et son seul travail pour les faire vivre.

Et l'un de ces deux hommes s'inquiétait en lui-même, disant: Si je meurs, ou que je tombe malade, que deviendront ma femme et mes enfants?

Et cette pensée ne le quittait point, et elle rongeait son cœur comme un ver ronge le fruit où il est caché.

Or, bien que la même pensée fût venue également à l'autre père, il ne s'y était point arrêté; car, disait-il, Dieu, qui connaît toutes ses créatures et qui veille sur elles, veillera aussi sur moi, et sur ma femme, et sur mes enfants.

Et celui-ci vivait tranquille, tandis que le premier ne goûtait pas un instant de repos ni de joie intérieurement.

Un jour qu'il travaillait aux champs, triste et abattu à cause de sa crainte, il vit quelques oiseaux entrer dans un buisson, en sortir, et puis bientôt y revenir encore.

Et, s'étant approché, il vit deux nids posés côte à côte, et dans chacun plusieurs petits nouvellement éclos et encore sans plumes.

Et, quand il fut retourné à son travail, de temps en temps il levait les yeux, et regardait ces oiseaux, qui allaient et venaient portant la nourriture à leurs petits.

Or, voilà qu'au moment où l'une des mères rentrait avec sa becquée, un vautour la saisit, l'enlève; et la pauvre mère, se débattant vainement sous sa serre, jetait des cris perçants.

A cette vue, l'homme qui travaillait sentit son âme plus troublée qu'auparavant : car, pensait-il, la mort de la mère, c'est la mort des enfants. Les miens n'ont que moi non plus. Que deviendront-ils si je leur manque ?

Et tout le jour il fut sombre et triste, et la nuit il ne dormit point.

Le lendemain, de retour aux champs, il se dit: Je veux voir les petits de cette pauvre mère: plusieurs sans doute ont déjà péri. Et il s'achemina vers le buisson.

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